50 ans après Mai 68, Badiou fait le bilan

Mai 68 fait image en France, donc jalon. Pour les enfants du
baby boom
, ce fut, en politique, la fête initiatique.
Je suis l’un d’eux : avant, j’étais seul ; après, je fus dans le monde avec, souvent, des envies de retrait.
Le cinquantenaire de ce Mai a maintenant passé, comme les cinquante ans de contemporanéité qu’il signe avec ceux que le moment lançait, eux aussi, dans l’arène ou la marge.
width=Le philosophe Alain Badiou fut l’un d’eux, qu’on côtoya sans le vouloir, impérieuse occasion de questions à travailler, souvent frustrantes comme ces examens de conscience qu’on mène à contre-temps parce que, à force d’œuvrer pour les autres, ses entreprises et pour soi, l’on craint de se tromper.
Il pensait en chef de secte avec une doctrine hérissée de chicanes et de secrets enchevêtrés à l’abri de laquelle, à l’exemple de Lénine et Mao, tout autre à l’approche, donc extérieur, était traité en ennemi.
Le temps lave toute chose et, des vivants qu’il décolore, il sauve des traits dont on fera portrait. Badiou n’aura finalement pas été un acteur mais, avec tout ce temps qu’il a passé à piétiner dans les coulisses en attendant son heure, il est resté un observateur et des plus attentifs.

width=Le lire et l’écouter peut donc nous aider à faire le bilan politique des cinquante ans passés.

Le lire ?
Avec l’espoir sans doute d’émuler les 32 pages du
Indignez-vous !
de Stéphane Hessel, il vient de publier 64 pages qu’en clin d’œil à Mao, il a intitulées : « On a raison de se révolter » (Fayard 2018), une parution qu’il a commentée en divers lieux dont l’excellent entretien qu’il a donné en toute complicité à Aude Ancelin sur Le Media.
Dans les longs extraits qui suivent, on passera donc de l’un à l’autre avec un regroupement par thème traité.


NB.
On a raison de se révolter
est signalé ci-après par [O] et l’entretien par [E]. Notées en substance, les interventions d’Alain Badiou sont indiquées par
AB.
, et celles d’Aude Ancelin par
AA.

Position personnelle
Les convictions que j’énonce sur ce blog disent assez que je me sens proche d’Alain Badiou à divers titres et souscris souvent à la partie critique de son propos.
Je récuse en revanche son ontologie et sa conception de l’amour.
En politique enfin, j'écarte l’a priori conflictuel qui structure sa pensée, colore son action et dicte ses références.
Cela fait beaucoup...
Comme tous ceux qui sont saisis d’horreur par ce que les forts infligent aux faibles, Badiou pense « dur comme fer » en termes de pouvoir. C’est un réflexe dont, craignant de se trahir, il reste prisonnier alors même que, en tant que philosophe, il perçoit la conséquence politique de son autocritique : dans l’alternative puissance vs impuissance, c’est basculer dans le deuxième terme que d’avouer comme lui (voir infra) qu’ « on a considéré que la solution de tous les problèmes est la prise du pouvoir d'État. Or nous savons maintenant, c’est la leçon que nous devons tirer des expériences russes et chinoises, que la prise du pouvoir d’État est loin de régler le problème fondamental qui est celui de l’appropriation collective ».
C’est cela qui le « désole » (lui et tant d'autres), soit ! mais cette alternative, il ne la dépasse pas. C’est pour cette raison que, malgré ses moyens intellectuels, en conclusion de 50 ans de travail politique, il ne peut faire mieux qu’un aveu de « faiblesse » pour lui et, plus grave encore, pour tous ceux qui affirment avec lui (et Mao, pourquoi pas ?) qu’ « on a raison de se révolter ».
« Trop déprimant, pense-t-il probablement, et ce n’est pas maintenant que je vais me réinventer. »
Ce dépassement pourtant est simple à concevoir : il faut sortir de la problématique du pouvoir.
Pour quoi faire et dans quelle perspective ?
Répondre à ces questions est l'objet même de ce blog.

L’analyse d’Alain Badiou

Violence et perspective conflictuelle

[En mai 68], ce qui fut du côté de la violence et du nombre n’était guère nouveau, même si les images qui en subsistent font encore de l’effet. Il y avait eu, dès la fin des années cinquante, et singulièrement à propos de la guerre d’Algérie, non seulement des affrontements très durs avec la police – qui firent plus de blessés et de morts que ceux de Mai 68 –, mais tout un ensemble de pratiques illégales, allant du refus de partir faire son service militaire en tant que soldat de la guerre coloniale jusqu’aux réseaux de soutien aux organisations nationalistes algériennes, pratiques payées souvent par de longs exils, des arrestations, des procès et, en Algérie même, des tortures et des exécutions.
L’opinion publique elle-même fut peu à peu violemment divisée à propos de cette guerre, qui, en 1956, avait été relancée avec une énergie proprement criminelle par le gouvernement socialiste de Guy Mollet, après une campagne électorale faite sous le mot d’ordre « paix en Algérie ».
C’est de ce moment, du reste, que je fus convaincu que la social-démocratie était une spécialiste du reniement et de la déception, qu’elle mit ensuite son honneur à vérifier implacablement, côté PS, de Mollet à Mitterrand, de Mitterrand à Jospin, et de Jospin à Hollande. Mais du côté du PCF, les choses ne sont allées guère mieux, de Waldeck Rochet à Georges Marchais, de Marchais à Robert Hue et Marie-George Buffet, et de ces derniers à Pierre Laurent. C’est au fond toute la gauche dont il importe de penser qu’elle n’a fait là, pendant la séquence qui va des années cinquante à aujourd’hui, et qui coïncide avec ma vie militante, qu’une suite de forfaitures, avant de sombrer dans un reposant néant. [O]

Le problème politique [de Mai 68] n’était pas celui d’un mouvement joyeux et massif contre l’inertie de l’État, mais celui de l’organisation à inventer, contre la forme-parti de type PCF, entrée en déshérence. [O]

Les composantes de Mai 68

Les trois composantes [de Mai 68] sont représentées par de grands lieux symboliques. Pour les étudiants, c’est la Sorbonne occupée ; pour les ouvriers, ce sont les grandes usines automobiles (au cœur desquelles Renault-Billancourt) ; pour le Mai libertaire, l’occupation, au demeurant dévastatrice, du théâtre de l’Odéon.
Trois composantes, trois lieux, trois types de symbolique et donc de discours ; donc, cinquante ans après, trois bilans différents.
Côté étudiant, des tentatives de réforme des études, la mise à la question du cours magistral et des examens, la promotion des groupes de travail volontaires, la création, par Edgar Faure devenu ministre de l’Éducation nationale, d’une université expérimentale, Paris VIII, logée dans le bois de Vincennes, et qui deviendra en effet, pendant quelques années, une sorte de laboratoire, investi par toutes les tendances politiques.
Côté ouvrier, après une grève générale dure et d’une longueur inusitée, une solide augmentation des salaires (il faut dire que le boom économique assure le plein emploi, et donc une situation de relative faiblesse du patronat), des noyaux de jeunes révoltés dans les usines, le sentiment vague, aussi, que CGT et PCF ont en un sens suivi le mouvement à distance plutôt qu’ils ne l’ont désiré et consolidé. Qu’ils ont redouté les « gauchistes » plus encore qu’ils n’ont combattu le gouvernement.
Côté libertaire, on aura, outre un déploiement philosophique, littéraire, artistique, autour de la référence à « nos vies » (qu’on a retrouvée jusqu’aux mouvements des années 2016 et 2017), les mouvements qui gravitent autour du « genre » sexuel, la libéralisation de la contraception et de l’avortement, une esquisse de mutation du rapport amoureux, bref, un ébranlement de ce pilier de la réaction qu’a toujours été la famille. [O]

Je voudrais soutenir qu’aucune de ces trois composantes n’est la plus importante, car il y a eu un quatrième Mai 68, qui, lui, est essentiel, et prescrit encore l’avenir. Ce Mai 68-là est moins lisible, parce qu’il s’est déployé dans le temps plutôt que dans l’instant. Il est ce qui suit le joli mois de mai, engendrant des années politiques intenses. Malaisément saisissable si l’on s’en tient étroitement aux circonstances initiales, il domine la séquence qui va de 1968 à 1978, puis il est peu à peu refoulé et absorbé, d’abord par l’émergence du contre-courant idéologique et renégat surnommé « nouvelle philosophie » – bien que ce courant ne soit ni nouveau ni philosophique –, puis par la victoire de l’union de la gauche et les tristes « années Mitterrand », et enfin par l’installation dominatrice d’un capitalisme revenu à sa primitive sauvagerie libérale. Même si le quatrième Mai 68 survit, sous des formes significatives, jusqu’aux alentours du nouveau siècle, voire jusqu’à aujourd’hui, notamment, soyons prétentieux, en ma personne et en quelques autres, je m’en tiendrai à la solution raisonnable de parler à son sujet des « deux décennies, 1968-1988 » plutôt que de Mai 68. [O]

Révolution et contre-révolution

L’universel motif de la « révolution » était lui-même pratiqué comme un lieu commun sans contenu réel accessible, et sans action symbolique qui, même de très loin, puisse évoquer l’assaut contre les Tuileries ou la prise du Palais d’hiver. [O]

Nous commémorons Mai 68 parce que, sous la logomachie révolutionnaire, ce qui était en train de naître, ce qui en fut dès 1983 le véritable résultat, était en vérité un acquiescement massif au retour, partout, du capitalisme libéral déchaîné et une glorification définitive de la béate « démocratie » qui va avec.  [O]

Comme très tôt nous y invitèrent Glucksmann ou BHL, célébrer Mai 68, c’est aujourd’hui célébrer l’État de droit défendu courageusement contre les barbares russes ou chinois, sans oublier les affreux musulmans et leurs terroristes, par l’armée américaine d’abord, par la police républicaine ensuite. Pour ces gens, Mai 68, convenablement renié, ce qui veut dire dépouillé de ses oripeaux totalitaires, ouvre la voie royale d’une référence salvatrice aux États-Unis, à l’État d’Israël, aux valeurs et aux vertus de l’Occident impérial.  [O]

AB. Les périodes de contre-révolution durent longtemps, après 1848, le Second Empire à durée une vingtaine d’années, ce n’est pas une petite chose et, pour nous, la contre-révolution d’après 68 a vraiment commencé vers 1983-85, depuis le moment où le gouvernement Mitterrand a renoncé à être un gouvernement de transformation de la société. [E]

[N’oublions pas] que le mot d’ordre final de mai 68 et « Élections, pièges à cons ». […] Le dispositif électoral n’est pas seulement, ni même principalement, un dispositif de représentation, c’est aussi un dispositif de répression des mouvements, des nouveautés, des ruptures. [O]

Ce qu’Alain Badiou a tenté

Au moment où Mai 68 démarre, je suis maître-assistant dans une ville de province. […] J’y trouve une totale effervescence, la présence de tous les groupes, et je participe activement à la création d’une nouvelle organisation, explicitement maoïste, qui veut se tenir […] entre le gauchisme prétentieux de la GP (la Gauche prolétarienne) et le remake droitier du PCF stalinien des années 30 qu’est le PCMLF (Parti communiste marxiste-léniniste de France). Nous nommons cette nouvelle organisation, avec beaucoup de précautions, « Groupe pour la fondation de l’UCFML », soit : le groupe destiné à fonder une union des communistes de France marxistes-léninistes, union destinée à tour à créer, dans les luttes elle-même, un parti communiste de type nouveau. Autant dire que ce parti, ce n’est pas pour demain ! [O]

Quelles sont les conséquences de l’événement, tout au long des dix « années rouges », de 1968 à 1978, et de leur déploiement oppositionnel de 1978 à 1988 ? De plus, rien de moins que la recherche d’une autre politique, éclairée par le stade maoïste de la pensée marxiste, recherche menée par une poignée d’intellectuels, quelques milliers d’étudiants et de lycéens, et quelques centaines d’ouvriers ou de femmes des cités. Ajoutons que pas mal de prolétaires, souvent venus d’Afrique, jouèrent, via les usines et les foyers, un rôle créateur considérable dans toute cette séquence.
Que pourrait être, demandions nous, et avec parfois de grands succès expérimentaux (comme avec d’autres, je le demande encore aujourd’hui) une pratique de la politique qui n’accepte pas de laisser chacun à sa place ? Qui accepte des trajets inédits, des rencontres impossibles, des réunions entre gens qui ordinairement ne se parlent pas ? Que peut-être une pensée-pratique qui soit en quelque sorte immédiatement communiste ? [O]

Ce qu’il pense aujourd’hui

Il est en vérité très simple, et nullement impossible, de penser et de mettre en route la fin du capitalisme, que telle est même l’urgence du moment : reconstituer, en chacun comme à grande échelle, la vision du monde en termes de lutte entre les deux voies, la voie capitaliste et la voie communiste. Pour cette conscience au bord de son éveil, commémorer Mai 68 serait comme un signal que le jour revient.  [O]

Le dispositif classique du parti, appuyé sur des relais sociaux et dont les « combats » les plus importants sont en fait des combats électoraux est une doctrine qui a donné tout ce qu’elle pouvait. Elle est usée, elle ne peut plus fonctionner, malgré les grandes choses qu’elle a pu donner, ou accompagné, entre 1900 et 1960. [O]

Le traitement de notre fidélité à mai 68 s’exerce à deux niveaux…
Dans l’ordre de l’idéologie et de l’histoire, il convient que nous fassions notre propre bilan du XXe siècle, de façon à reformuler une vision stratégique dans les conditions de notre temps, après l’échec des États socialistes.
Par ailleurs, nous savons que sont engagées des expérimentations locales, des batailles politiques, sur le fond desquelles sont créées de nouvelles figures d’organisation. Nous devons y participer et les éclairer du point de vue de l’hypothèse communiste. [O]

Le philosophe que je suis dois ici dire quelque chose qui a été répété depuis Platon, quelque chose de très simple. Il dit qu’il faut vivre avec une idée, et qu’avec cette conviction commence ce qui mérite d’être appelé
la vraie politique
, et avec elle ce que j’ai nommé
la vraie vie
.
[O]

L’hypothèse communiste

[…] « Communisme » veut aussi dire : forme d’organisation politique dont le modèle n’est pas la hiérarchie des places. Mai 68, c’était ça : l’ensemble des expériences qui ont attesté que l’impossible bouleversement des places sociales, le renversement de l’impitoyable, de la solide hiérarchie des fortunes, des libertés et des pouvoirs étaient politiquement possibles, à travers un type inédit de prise de parole et la recherche tâtonnante de formes d’organisation adéquate à la nouveauté de l’événement. [O]

Nous sommes contemporains du problème que le quatrième mai 68 a mis à l’ordre du jour, à savoir que le communisme, à l’école des dernières interventions de Lénine et du Mao de la Révolution Culturelle chinoise, doit être simultanément ressaisi et inventé. [O]

On ne peut pas dire que le problème soit résolu […] de nouvelles formes d’organisation [qui seraient] adéquates au traitement contemporain des antagonismes politiques. [O]

Ce qui est premièrement décisif, c’est de maintenir l’hypothèse historique d’un monde délivré de la loi du profit et de l’intérêt privé. […] C’est ce que j’ai proposé d’appeler l’hypothèse communiste. Elle est en réalité largement négative, car il est plus sûr et plus important de dire que le monde tel qu’il est n’est pas nécessaire, que de dire «  à vide » qu’un autre monde est possible. [O]

Il faut un élément affirmatif au delà des refus

AB. Tout le monde a conscience que quelque chose ne prend pas… Les évènements ne prennent que quand il y a une disposition de ceux qui y participent à une vision un peu stratégique, ce qu’en vieux platonicien j’appelle une idée. L’idée fait défaut. Au fond personne aujourd’hui dans ces mouvements n’a la conscience ou la conviction que ce qui se passe est capable de transformer positivement la situation. Du coup, on a affaire à des résistances qui tentent d’empêcher le pire, d’empêcher la dislocation complète du système social, des nationalisations, du service public. Mais ça n’est pas saisi ou ressaisi dans une dimension affirmative commune, et de là quand même une certaine faiblesse… Ce n’est pas proprement français. J’ai été très frappé par le devenir de ce qui a été appelé « le printemps arabe ». Il y a eu là des manifestations gigantesques, dans des pays avancés ou retardataires… en Égypte, un mouvement grandiose véritablement, des occupations de place longues avec un peuple entier qui était là, rassemblé dans ses diverses composantes et puis le mot d’ordre synthétique de tout ça c’était : « Moubarak dégage » mais « Moubarak dégage », ça ne disait rien sur ce que signifiait positivement le départ de Moubarak et donc, dans un premier temps, ce sont les Frères Musulmans qui ont ramassé la mise parce que, eux, ils avaient un programme particulier et, contre ces Frères Musulmans, en définitive, c’est l’Armée qui a mis tout le monde d’accord en reprenant le pouvoir qui lui avait été arraché.
Des phénomènes de cet ordre risquent de se produire un peu partout, y compris comme chez nous où la décomposition des partis traditionnels nous donnent un petit bonapartisme élémentaire, au masque inoffensif, qui paraît très apte à démanteler tout ce qu’il y a de progressiste dans ce pays…
Je me désole de cette faiblesse et je la vois dans le fait que les mots d’ordre restent dispersés ou creux. Dispersés parce que chaque composante a son mot d’ordre spécifique. Au niveau de masse, à l’Université, c’est l’opposition à des protocoles de sélection qui changeraient la donne et qui iraient finalement vers des universités privées. À la SNCF, c’est le démantèlement de la nationalisation et la disparition du statut de cheminot, etc. Ces mots d’ordre sont tous d’excellents mots d’ordre, tout à fait justifiés. Mais pour le recollement de tout cela, il n’y a pas d’idée suffisante à l’heure actuelle… et c’est une grande différence avec l’idée flottante de révolution qui existait en Mai 68 et cette culture marxiste élémentaire qui était diffuse un peu partout, qui était une idée un peu chimérique mais qui a permis quand même certaines rencontres, certaines intersections entre des mouvements disparates…
Ce qui unissait les différentes forces en Mai 68, c’était l’idée d’une possibilité. C’est un point très important. La question de savoir si on croit, profondément ou non, qu’une autre organisation générale de la société est possible est un point-clé de la disposition de l’opinion publique dans les périodes de mouvements. Si vous êtes d’accord uniquement sur le fait que quelque chose de la situation existante vous paraît inacceptable, c’est très bien. Mais il faudra alors quand même expliquer aux gens ce que vous comptez mettre à la place.
Il faut toujours un élément affirmatif qui vient relayer l’élément négatif parce que l’élément négatif, vous ne savez pas si les gens qui nient quelque chose sont d’accord pour en affirmer une autre et, généralement, ce n’est pas vraiment le cas… Dans les années 60, il y avait une idée vague, un peu impuissante, qui était non seulement qu’il fallait mettre à bas cette chose-là mais qu’il fallait nationaliser les grandes industries, mettre à bas le capitalisme, créer une société communiste nouvelle, etc. Il y avait une sorte de vecteur du futur. [E]

AA. Aujourd’hui, vous n’avez pas ça. C’est tout le contraire…
AB. Supposons que Macron soit mis en déroute et qu’il s’enfuie en calèche en Belgique comme ses ancêtres monarchiques, qu’est-ce qui se passerait ? Personne n’en a la moindre idée. Or ça n’est pas tout à fait possible parce que toute une masse de gens attentistes, qui ne participent pas au mouvement, ont peur que les choses se décomposent et qu’alors, surgissent peut-être, parce qu’on n’a pas d’idée alternative, des hypothèses extrêmement dangereuses. Voyez la situation italienne aujourd’hui. On voit surgir des monstres, littéralement. Quand on n’a pas d’idées soi-même sur ce qui va venir, attenter à l’ordre précaire qui existe, ça peut effrayer beaucoup de gens ! Je pense que c’est le cas ici et c’est pour ça que, bon an mal an, Macron va son chemin… [E]

L’appropriation collective de ce qui fait la vie commune

AA. Quels contenus positifs proposeriez-vous ?
AB. Le point commun de la politique de Macron, ça peut se dire « privatisation». Il veut achever la destruction complète de l’interférence entre le service public et l’économie dans son ensemble. Il veut que cela soit livré au capitalisme planétaire, à la concurrence mondiale, c’est là son programme de petit cadre bancaire qui pense que les règles de la politique sont celles du management.

Face à cela, il faut proposer, pas seulement des défenses partielles et dispersées, mais une idée générale qui va se présenter sous une forme négative et sous une forme positive, les deux en même temps.
La forme négative, c’est qu’il faut rassembler tout le monde dans un non radical aux privatisations,
pas seulement celles qui sont en cours mais dans leur ensemble, à commencer par celles qui ont désindustrialisé la France depuis les années 80. Ça peut unir le mouvement parce que tout le monde a affaire à ça.

Le deuxième secteur, la deuxième recherche, qu’il faut faire en commun, c’est
qu’est-ce qu’on fait ?
.
« Nationalisation » ? C’est un vocable équivoque, qui a trop servi à des entreprises précaires, ce qui pouvait être remis en cause la prochaine élection.
Donc la question à l’ordre du jour, c’est…
Qu’est-ce que c’est qu’un processus d’appropriation collective d’un processus de production, d’une usine mais aussi d’une université, de la sécurité sociale, etc. d’une appropriation qui ne le livre pas au profit privé, et quelque chose qui ne soit pas nécessairement confié à des fonctionnaires d’État.
Qu’est-ce que c’est que l’implication de tout le monde dans l’économie générale et pas simplement le passage du privé à l’État, parce que ça, ça été la première étape du communisme : tout déléguer à l’État.

En réalité, c’était contradictoire puisque Marx, au contraire, pensait que ça allait faire dépérir l’État. Or, au lieu que l’État dépérisse, il a été extrêmement musclé et, comme on sait, autoritaire et même tragique. Nous devons tous rechercher aujourd’hui, face à cette offensive terrible qui consiste à nous livrer à cette corruption planétaire.

AA. Qu’est-ce que c’est qu’une appropriation collective de tout ce qui fait la vie commune ?
AB. C’est un chantier qui a été laissé en friche par le marxisme lui-même, presque depuis son début. L’idée de révolution a joué un rôle néfaste dans les révolutions elles-mêmes parce qu’on a considéré que la solution de tous les problèmes est la prise du pouvoir d’État. Or nous savons maintenant, c’est la leçon que nous devons tirer des expériences russes et chinoises, que la prise du pouvoir d’État est loin de régler le problème fondamental qui est celui de l’appropriation collective. Dans les années 60, Mao Tsé-Toung lui-même a posé la question : « Est-ce que nos usines sont réellement différentes des usines capitalistes ? », Et en fait, c’était la même chose. Il y avait des petits chefs, des grands chefs, des cadres etc. Et ça c’est le chantier de la gouvernance collective. [E]

Ce sont des questions qui peuvent être expérimentées localement, et généralisées ensuite. Étant bien entendu que l’urgence va toujours se présenter de façon négative, ce qui suscite la résistance mais « résistance », c’est un mot ambigu parce que cela veut dire que l’ordre établi reste en place.
Il faut donc fédérer les luttes en affirmant un non large, un non de principe aux privatisations.
Mon idée est celle d’une appropriation collective et cette idée, il faut la rendre claire pour tout le monde. [E]

AA. Y a-t-il des expériences intéressantes dans ce genre ?
AB.  Certaines tentatives pendant la Commune, des expériences d’autogestion, l’usine Lip qui s’est proposé un exercice réel de la propriété ouvrière. Il y a eu aussi des tentatives plus récentes, poétiques d’une certaine manière, qui se sont donnés dans des espaces à défendre où l’idée de défense s’est transformée en une idée d’installation avec une vie communautaire, idée qui avait d’ailleurs déjà existé dans les périphéries de 68… Il y a toute une grande tradition de la gestion collective sur laquelle il faut travailler et lier cela à la grande protestation contre les tentatives de privatisation… [E]

 

 

 

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