Au delà du Convivialisme

Économisme et humanismes

Economie vs Economisme

La réflexion économique est utile, cela va de soi, et elle ne cesse de nous apprendre.
Elle ne s’inscrit pas moins dans l’ordre des moyens, le travail de l’économiste étant d’en optimiser la gestion.
La question des fins reste en amont, pour orienter l’étude, et en aval au moment du bilan.

Tout discours économique ouvre ainsi à deux types de débats : sur la cohérence des moyens et sur la pertinence des fins.
Toute réflexion économique un peu ample est donc politique ou, si l’on veut, morale : ses calculs découlent directement des choix faits pour l’organisation de la vie en société, et donc des rapports qu’on souhaite entre les hommes.

N’affichons pas pour autant à l’égard des économistes (en tant que spécialistes) une défiance de béotiens : ils ont souvent dans ces débats un rôle de premier plan car ils sont les mieux placés pour faire apparaître d’éventuels décalages entre les moyens décidés et les fins affichées et, si l’on se propose de changer ces dernières, d’en déduire les moyens qu’il faudrait alors mobiliser.

En quête d’autorité, certains esprits vont au delà. Ils se comportent en fondamentalistes de la modernité marchande et donnent à l’économie le statut d’une « science objective » qui serait indiscutable pour tout esprit sensé. Appelons
économisme
[1] leur prétention d’accéder à des « vérités ultimes » qui seraient indiscutables pour tout esprit sensé.

[1] Les Anglo-Saxons disent ici « economicism ». Francisé, cela donne « économicisme » qui semble inutilement lourd, mais dont on peut ressentir le besoin pour distinguer les spécialistes (« économistes ») d’avec les fondamentalistes (« économicistes » ?) de l’économie.

Économisme et humanismes

Quant à dire que l’économisme est un humanisme, c’est simplement rappeler que l’économie traite des « règles » (nomos) de gestion de la « maison » (oikos) et que, à l’origine, elle sert un projet « patrimonial » (cf. Max Weber).

Cette « maison » est évidemment celle de « l’homme », même si la définition de celui-ci (et donc de « l’humanisme ») change à travers l’histoire. Les savoirs et techniques « économiques » ont ainsi visé la prospérité de toutes sortes de groupes (familles, tribus, peuples, nations) qui s’identifiaient à l’humain, à l’exclusion ou au-dessus de tous autres.

Il y avait donc à la source de la pensée économique un projet de « domination » (retour à Max Weber) qui laissait dans l’implicite ce qui allait de soi (« L’homme, c’est nous » pourrait-on dire en transposant « L’État, c’est moi » de Louis XIV) pour ne dire et raisonner que les moyens. Occultant le sujet, l’économie a paru « objective », ce qui en a fait l’analogue de sciences qui, elles aussi, traitent des choses (ex. la physique) ou des corps (ex. la médecine).

Mais aujourd’hui, les choses, les corps et même les idées touchent peu ou prou le monde entier, si bien que l’homme, potentiellement, c’est tous les hommes avec lesquels si nous le voulions, nous pourrions dialoguer.

Désormais, notre définition de l’homme, c’est l’humanité, une idée qui est à la fois bien en avance sur notre temps (voyez ce que sont nos politiques) et auto-référente (structure paradoxale s’il en est).

Inconsistance à tous les étages, ce que la globalisation généralise.

Vous avez aimé la crise des subprimes ? Celle des démocraties, vous allez adorer !

C’est dire que l’humanisme n’est pas une référence fiable et qu’il n’a pas fini d’évoluer.

Il n’en reste pas moins que c’est bien d’un projet « humaniste » que « la science économique » est porteuse. C’est ainsi du moins qu’elle se légitime (cf. Stephen Pinker déjà cité) :

priorité aux choses parce qu’elles font le bonheur des hommes (utilitarisme) ou, du moins, de ceux qui survivent et, pourvu qu’il en survive de plus en plus, nous sommes sur la bonne voie.
Au nom de l’homme, l’économisme donne priorité à la tâche.

La réaction convivialiste

Le « convivialisme », évidemment, dit autre chose :

priorité à la relation parce qu’on est humain et que la vie vaut d’être vécue à mesure des relations de convivialité qu’on entretient avec autrui et, de proche en proche, avec l’ensemble de l’humanité.

Certes, le convivialisme se présente comme une alternative à l’idéologie utilitariste de l’économisme dans sa prétention totalitaire à être l’explication ultime de tous les phénomènes humains.
On ne saurait pourtant s’en libérer par la seule mise en avant de ses contradictions, effets pervers et contre-productivités…

Utiliser l’utilitarisme pour critiquer l’utilitarisme, le « critiquer de l’intérieur » comme le font les Convivialistes dans la foulée d’Ivan Illich, est sans doute un geste nécessaire pour montrer ses contradictions mais que ce geste soit anti-utilitariste ou pas, il reste dans la problématique de l’utilitarisme, ce qui le condamne à n’en déduire que des correctifs.

Force est alors de constater qu’on reste « sur le même plan », on n’en sort pas.

Ce genre de dialectique produit au plus des effets de balancier périodisés par les drames coutumiers des sociétés humaines : les guerres, les crises, les catastrophes.

Il est vrai que les Convivialistes n’aimeraient pas parler pour ne rien faire.

Une fois fixée leurs quatre principes (de commune humanité et socialité, d’individuation et d’opposition créatrice), ils souhaitent les mettre en œuvre, intervenir politiquement.

Or, une fois cette dimension introduite, on interagit avec de tout autres acteurs.

L’inadéquation politique de tout sociologisme

C’est alors qu’on voit ce que « la réaction convivialiste » a d’auto-invalidant.

  1. Si l’économisme domine les sciences sociales, c’est parce qu’il ne s’intéresse qu’aux conditions d’équilibrage entre des acteurs dont il ne met en cause ni l’identité ni les rapports.
    La confrontation politique (souvent armée) et le débat politique (souvent truqué) sont ainsi évacués. Débarrassé du questionnement politique, l’économisme devient la « science » des moyens à la disposition du politique.
    C’est la raison pour laquelle les (hommes et institutions) politiques installent l’économisme à la première place et lui subordonnent toutes les sciences sociales.

  1. Le sociologisme fait l’inverse. Il s’interroge sur l’identité des acteurs et sur les relations par lesquelles ils font système. Il est donc explicitement politique, comparant constamment la société telle qu’elle est à la société telle qu’elle pourrait être et, de là, glisse à la société telle qu’elle devrait être.
    Avec ces dispositions, il ne trouve grâce auprès des acteurs du moment qu’à condition de les servir et, quand les circonstances lui sont défavorables, il se réfugie dans la plainte moralisante et le prophétisme (« Je vous l’aurai bien dit »).

  1. Or le convivialisme est né dans le terreau institutionnel des « sciences sociales». C’est une excroissance du sociologisme issue du christianisme, de l’anthropologie et des philosophies post-modernes, d’où sa vocation à se faire reconnaître comme philosophie politique susceptible de fonder « la science sociale» en disant ce que doit être le nouvel ordre politique.

  1. L’argument de ce projet ? C’est seulement en s’imposant comme doctrine politique que le sociologisme convivialiste pourra supplanter l’économisme comme doctrine fédératrice de l’ensemble des sciences sociales.
    Mais l’histoire montre que cette stratégie est vouée à l’échec. Platon l’a rêvée, l’Église médiévale puis ses héritiers marxistes l’ont tentée. L’alternance historique des alliances opportunistes et des oppositions circonstancielles n’a pas cessé et ne cessera pas pour autant.

Concluons-en que le politique domine…

et avouons aussitôt que cette déclaration est quasiment tautologique si, par « politique », on entend « pouvoir » ou « domination » comme « capacité à donner des ordres » (cf. Max Weber).

Cela veut dire qu’à ce stade, le convivialiste reconnaît simplement qu’il manque de prise sur les événements.
Or il aimerait que « ça change », il a toutes les ressources nécessaires pour penser (230 personnes, 3000 ouvrages nous dit Alain Caillé) et, au dehors du club, les mécontents ne manquent pas !

Au commencement était l’indépassable relation

Cette impuissance nous fait comprendre que quelque chose nous échappe. Révisons donc nos raisonnements et revenons au point de départ. Il est clairement énoncé dans le numéro 47 de la revue du MAUSS : « Au commencement était la relation… Mais après ? »

Et si l’on déclarait (c’est en tout cas ce que je propose) que :

il n’y a pas d’après la relation
car il n’y a pas d’au-delà de la relation dont nous puissions parler.

Pourquoi souscrire à cette idée ?
Parce que…

  • Nous ne parlons pas « pour ne rien dire», c’est-à-dire « pour ne rien faire ».
  • L’homme étant « un animal social », ses paroles et ses actions efficaces le sont tout autant.
  • Il ne peut donc fonder que sur l’accord avec autrui.
  • La science et la politique nous apprennent que de tels accords sont nécessairement circonstanciels, locaux et temporaires.

[Il y a bien des prétentions à l’universalité, mais elles n’ont jamais fait l’unanimité et l’on voit mal comment, un jour, elles le feraient.]

  • Le reste est spéculation tendant vers un accord ou errements improductifs, voire autodestructeurs.

Toute pensée résolument relationnelle rompt donc avec les a priori substantialistes : elle ne table plus sur des entités préexistantes, accessoirement liées par des relations, et montre au contraire comment ces entités se constituent dans et par les relations qui les unissent :

c’est la relation qui fait l’objet, pas l’inverse.

On retrouve ici les intuitions fondamentales de Martin Buber et d’Emmanuel Levinas, sans parler du relais d’Edgar Morin vers la systémique.

La leçon d’Heidegger

Mais il faut aller plus loin, sauter le pas et, pour cela, sans doute est-il utile de prendre appui sur Heidegger. Dans sa conférence de 1953 sur « La question de la technique », son point de départ était à peu près le même que le nôtre.

Il se débattait dans les contradictions résultant de « l’arraisonnement » du monde par la technique. Voyant (comme je viens de le faire) que les réponses à donner sont de l’ordre d’un « accord », il est allé chercher celui-ci (qu’il imaginait permanent) du côté de l’art-techné des Grecs, mais il s’est montré incapable d’aller au-delà de cette intuition puisque, a-t-il conclu : « plus nous questionnons en considérant l’essence de la technique et plus l’essence de l’art devient mystérieuse ».

L’échec d’Heidegger s’explique par le fait qu’il est resté prisonnier de l’a priori métaphysique (qu’il sauve en déclarant que la technique est « proprement la métaphysique de notre temps »).

La solution est de renoncer à tout énoncé métaphysique fort et d’adopter (je l’ai plusieurs fois mentionné) une approche négative analogue à celle des théologiens qui ont compris que toute théologie « positive » tournait à l’idolâtrie, pour se concentrer exclusivement (et là on rejoint l’intuition d’Heidegger) sur ce qui fait accord, mais pas accord de l’homme à la nature, du scientifique ou du philosophe à quelque réalité ultime que ce soit ; non, exclusivement à ce qui fait accord entre les hommes car ce sont les seuls avec lesquels, au plein sens du mot, il puisse y avoir…

« accord »,
concordance choisie des projets
et ajustements périodiques des actions.

C’est cela précisément qu’Heidegger était incapable de penser, pour deux raisons :

  • d’une part, il ne pouvait renoncer aux a priori métaphysiques sans se renier socialement et professionnellement
  • et, d’autre part, avec toute son époque, voire plus spécifiquement avec les nazis, il était lui-même entièrement structuré par les principes conflictuels qui fondent notre culture.

Tel est le saut conceptuel que je nous invite à faire et, comme la question est décisive, je la développe un peu.

On va voir qu’il s’y trouve la réponse à la question précédente : si notre impuissance est le symptôme de quelque chose qui nous échappe, quelle en est la raison ?

Réponse : notre parcours culturel nous y conduit.

Renoncer aux artifices métaphysiques

Des « grands prêtres » de l’Antiquité (de Mésopotamie et d’Égypte puis de Judée), à Heidegger en passant par Platon, les métaphysiciens tentent de prévaloir sur le politique en prétendant détenir (ou chercher) les secrets de « l’accord divin » : la connaissance ultime de ce qui est.

Le grand-prêtre de l’antiquité (mésopotamienne, égyptienne, juive…) ou le chamane des contrées reculées se confrontent  un jour ou l’autre au chef des combats (contre les bêtes de proie, les forces de la nature, les ennemis humains). Quand il s’impose, ils tentent d’en reprendre le contrôle en le disant « inspiré » ou en le « consacrant » rituellement à la tâche qu’ils lui donnent, ce à quoi celui-ci réplique en se « divinisant » peu ou prou.

Le chef, lorsqu’il prend l’avantage (ex. contraire : le Tibet) devient « roi », réduisant ainsi le « grand-prêtre » d’hier aux rôles subalternes de « prêtre » (chargé des rites) et de « clerc » (en charge de la mémoire et des savoirs).

Mais la société se diversifie, le « faire » prolifère, les savoir-faire puis les techniques se constituent et, avec eux, apparaissent l’ingénieur, l’orateur, l’artiste.

L’ingénieur séduit le roi et ses puissants par « ses résultats ».

Le clerc l’observe attentivement et lui réplique par « la science », définie comme connaissance physique démontrable des choses qu’on peut voir et toucher, et connaissance métaphysique inspirée de ce qui est au-delà.

L’orateur, lui, use de la parole pour entraîner les foules au risque de mettre en cause le pouvoir, les rites et donc la cohésion de la Cité.

Le clerc (Platon) lui réplique en opposant le vulgaire sophiste au divin philosophe, les artifices oratoires et les illusions poétiques à la cohérence logique et aux vérités ultimes (métaphysiques).

L’artiste enfin est cet homme du « faire » qui nous donne une autre image de nous-mêmes, qu’elle ouvre à des possibles désirables ou conforte ce qui nous satisfait. Quand ces représentations font l’accord, l’artiste est perçu comme « créateur » mais, s’il interfère avec le politique, on le dit « révolutionnaire », ou « sacrilège » si c’est avec le religieux.

Quant à celui qui se dit « philosophe » parce qu’il s’est rêvé « grand prêtre » puis « conseiller du prince » et enfin, au bout de toutes les déceptions, guide intellectuel des aspirants à la cléricature, cet homme qui, tout en prétendant ne s’occuper que de l’être, ne s’intéresse qu’au politique, il n’apprécie guère que le public se laisse séduire par l’instable artiste qui se voue aux possibles. Avec le temps, ne pouvant plus le condamner, il l’enviera et le copiera, voire, pour se rehausser à mesure que sa cote baissera, le singera.

2400 ans après Platon, c’est là que nous en sommes. Entretemps, l’ingénieur a pris le pas sur tous les autres avec, derrière lui, le financier qui lui fournit les moyens et l’entrepreneur qui les met en œuvre. La technique, depuis, est devenue notre métaphysique (cf. Heidegger): c’est elle qui est désormais chargée de « dévoiler » l’essentiel de ce qui est, y compris sur nous-mêmes, tâche qui était autrefois commise à la révélation et à ses interprètes : le grand-prêtre, le chef des combats, le roi, le prêtre, le philosophe, l’artiste.

L’homme croit toujours se définir face au monde mais ce monde, désormais, c’est celui de la technique. quand il n’est plus question pour lui de refléter la divinité, il se perçoit comme agent et matériau dans un espace de choses éparses liées par des forces aveugles où il n’est plus d’autre salut pour lui que de s’augmenter par la collecte de ces choses « humanisées » que sont les marchandises.

Cette forme de « salut », à l’échelle globale nous le savons, est autodestructrice.

Comment sortir du piège ?

Pas plus qu’Heidegger, nous ne le pouvons si nous restons prisonniers des névroses conflictuelles [développements à venir] qui fondent nos sociétés et des prétentions métaphysiques par lesquelles nous avons tenté d’en reprendre le contrôle.

En pensée, la solution est simple : pour rompre avec cela, il suffit de nous concentrer sur ce qui fait accord entre les hommes sans tenter de prévaloir sur l’autre au nom d’une prétendue connaissance ultime de ce qui est.

En pratique, c’est une toute autre affaire.

Une telle approche (dépasser les conflits inutiles, réduire les souffrances évitables) sera décriée par les uns comme triviale.
« On le sait déjà et on le fait depuis longtemps », dira-t-on, même si c’est faux : ce que l’on fait dans ce sens est constamment ruiné par les guerres militaires et économiques auxquels nous nous livrons.

On la dira également irréaliste puisque le jeu des forces brutales, c’est-à-dire la guerre, peut toujours prévaloir sur les accords constructifs. Inciter à se concentrer prioritairement sur de tels accords serait donc prêcher la politique de l’autruche ?

Or ce prétendu réalisme n’est qu’un cynique matérialisme, un idéalisme comme les autres.
La violence est fascinante, c’est vrai mais, la vie étant multidimensionnelle et l’homme ne pouvant se saisir lui-même, il n’y a pas de guerre universelle et permanente. Quelle que soit l’intensité de celles que nous connaissons, il est des temps, des lieux, des relations qui leur échappent, c’est-à-dire toujours et partout des chances de construire, des choix possibles orientés vers l’accord plutôt que le conflit ou la compétition.
Or chaque réussite est un exemple ; elle suscite le mimétisme chez ceux qui sont encore libres d’agir et ils sont toujours beaucoup plus nombreux et au total plus fiables que ceux que l’on contraint.

Tel est l’avantage des sociétés libérales sur les régimes dictatoriaux. Tel est aussi celui du paradigme de l’accord humain sur celui l’autorité métaphysique (religieuse ou scientiste).

En somme, le changement de paradigme proposé consiste à libérer l’évolution des sociétés humaines des errements répétitifs engendrés par la problématique de la domination.

[Passage du schéma économisme / convivialisme / politique au schéma Accord vs. Autorité]

Et il y a plus profond encore. On s’y ouvre à l’instant qu’on renonce à l’idée de vérités ultimes, métaphysiques ou scientifiques.

Nos savoirs valent en tant que prophéties auto-réalisatrices, nos vérités comme invites à s’accorder dans l’action.

Là et nulle part ailleurs se trouvent les rênes qu’il faut tenir si nous voulons avoir une chance de conduire parfois les chevaux fous de la complexité (cf. Edgar Morin).

Que souhaitons-nous ? C’est la première question et là se trouve l’utilité des réunions thématiques du club convivialiste : sur chaque domaine d’action, que croyons-nous désirable ?
Ensuite il y a la question de la cohérence interne de ces propositions et de la recherche pour chacune du moment favorable.

Tout cela est bel et bon mais, dès lors qu’on le pense dans et par la relation, la méthode à mettre en œuvre n’est plus « rationnelle » (des objectifs, on déduit les moyens à mettre en œuvre, au besoin coûte que coûte, puis on corrige) mais « relationnelle » (la participation à l’accord initial induit des formes auto-similaires susceptibles de proliférer sur le mode fractal).

Tel est ce qui reste à mettre en œuvre si le mouvement convivialiste veut devenir une source d’inspiration à l’international pour un public plus large.

Nous comprenons désormais ce qui fixe la dialectique Tâche vs Relation dans la répétition. Les doctrines rivales (utilitarisme et anti utilitarisme, économisme et convivialisme) ont en commun la prétention politique à dominer au nom de l’idéal humaniste qui devrait, théoriquement, servir de critère pour les départager.
Elles s’inscrivent en cela dans la longue histoire des arguments d’autorité, ceux qui recourent à l’artifice métaphysique (voir ci-dessus).

Diagramme Accord vs Autorité

De ces effets de répétition, nous pouvons nous libérer en changeant de dimension, dès lors qu’on table directement sur ce qui est de l’ordre de l’accord. Une telle opération entraîne une réévaluation complète de toutes nos perspectives.

Ce qui s’est produit avec la théorie de l’évolution (Darwin, plutôt que Spencer) peut nous éclairer sur ses conséquences de ce changement.

On percevait précédemment chaque être vivant comme ayant été créé isolément et, en un sens, pour toujours ; il existait donc substantiellement.

Dès lors qu’on le conçoit comme résultant d’une évolution, notre regard se déporte des êtres vers les processus et les environnements, les organes et les gènes.

C’est bien l’enjeu : le paradigme de l’accord humain est de nature à nous libérer de la répétition (au sens freudien) pour mieux nous faire comprendre les forces évolutionnistes qui nous gouvernent d’autant plus aveuglément que, faisant partie de l’élite (intellectuelle, politique, financière…) ou pas, nous n’avons jusque-là cherché qu’à prévaloir.

Questions de vocabulaire

La fonction des deux chapitres suivants est de montrer les limites de la pensée convivialiste et l’apport du saut paradigmatique proposé.

Lecture critique du manifeste convivialiste

Avant-propos sur la forme de ce qui suit

La lecture suivante est fondée sur l’abrégé. Le texte de celui-ci est donné en pleine page et en Times New Roman 12, avec les enrichissements suivants :

  • surlignement en jaune de passages important pour la suite de la discussion,
  • mise en gras et en vert de ceux qui servent de déclencheur au changement de paradigme proposé,
  • mise en gras et en rouge des formulations contestées,

Les commentaires explicatifs sont affichés, eux…

dans le format « note » en Arial Narrow 10.

Avant-propos sur le fond de ce qui suit

Ne vaut d’être critiqué que ce dont on est proche. Cela commence par soi dans la critique des résultats et l’essai d’hypothèses, soi multiple évidemment, tissé d’autrui, de tous à bien y regarder mais consciemment surtout de ceux que l’on côtoie, ceux avec lesquels on concorde ou pourrait concorder. Encore faut-il le dire, s’examiner en eux, les inviter en soi et c’est pour ça qu’on se critique, qu’on débat, qu’on discute : « Voilà ce que je me suis dit. Que réponds-tu à ça ? » 

Concordance : critères à préserver quand on change d’échelle

 

Je suis en sympathie avec les motivations convivialistes et porte un grand intérêt à ce qui se dit dans les réunions, en même temps qu’aux membres du réseau convivialiste que je croise ou lis à l’occasion.

La lecture critique qui suit n’est donc pas l’expression d’un rejet mais d’un désir d’aller au-delà, à partir d’un constat très proche de celui que vous exprimez : comment se fait-il qu’avec tant de ressources humaines et intellectuelles nous ne soyons pas plus avancés que ceux qui, à longueur de journée, répètent aujourd’hui ce qui se disait déjà dans les années 80.

Aujourd’hui ?

Et je pense aussi à Michel Foucault, cité à l’occasion du livre de Laval…

C’est dans cet esprit qu’on trouvera ici une édition annotée de l’Abrégé du Manifeste Convivialiste.

Pour moi, la sympathie est là, pour le style et les motivations, en même temps que pour les membres du réseau convivialiste, croisés ou lus à l’occasion.

Ceci dit, la lecture critique que vous trouverez ci-après se veut aussi sèche et claire que possible, avec un but précis : faire apparaître ce que ça change si l’on prend la décision que je propose pour fonder le nouveau paradigme, celle, politique, de donner priorité au dépassement des conflits inutiles et à la réduction des souffrances évitables.

Cf. par ex. mon courriel du 25 mai à 16 h 17 : « Second manifeste et changement de paradigme – Edgar Morin – Économisme et humanisme », au paragraphe « Qu’est-ce qu’une décision politique ? »

Abrégé du manifeste convivialiste

Déclaration d’interdépendance

Jamais l’humanité n’a disposé d’autant de ressources matérielles et de compétences techniques et scientifiques. Prise dans sa globalité, elle est riche et puissante comme personne dans les siècles passés n’aurait pu l’imaginer. Rien ne prouve qu’elle en soit plus heureuse. Mais nul ne désire revenir en arrière, car chacun sent bien que de plus en plus de potentialités nouvelles d’accomplissement personnel et collectif s’ouvrent chaque jour.

Pourtant, à l’inverse, personne non plus ne peut croire que cette accumulation de puissance puisse se poursuivre indéfiniment, telle quelle, dans une logique de progrès technique inchangée, sans se retourner contre elle-même et sans menacer la survie physique et morale de l’humanité. Les premières menaces qui nous assaillent sont d’ordre matériel, technique, écologique et économique. Des menaces entropiques. Mais nous sommes beaucoup plus impuissants à ne serait-ce qu’imaginer des réponses au second type de menaces. Aux menaces d’ordre moral et politique. À ces menaces qu’on pourrait qualifier d’anthropiques.

  • L’a priori universaliste est marqué dès le début : les Convivialistes parlent au nom de l’humanité. Je sympathise avec l’émotion qui les inspire mais je note tout de suite qu’il n’y a pas d’unanimité, ni sur la composition de l’humanité, ni sur les points de vue esquissés dans cette déclaration d’interdépendance.
  • La mention de notre « impuissance» face aux « menaces d’ordre moral et politique » ou, un peu plus loin, de « l’impuissance » de « l’humanité » à « résoudre son problème essentiel : comment gérer la rivalité et la violence entre les êtres humains ? » sous peine de « disparaître » dans « l’autodestruction », légitime le travail en cours de formulation d’un nouveau paradigme tel que je l’esquisse.

Le problème premier

Le constat est donc là : l’humanité a su accomplir des progrès techniques et scientifiques foudroyants, mais elle reste toujours aussi impuissante à résoudre son problème essentiel : comment gérer la rivalité et la violence entre les êtres humains ? Comment les inciter à coopérer tout en leur permettant de s’opposer sans se massacrer ? Comment faire obstacle à l’accumulation de la puissance, désormais illimitée et potentiellement auto-destructrice, sur les hommes et sur la nature ? Si elle ne sait pas répondre rapidement à cette question, l’humanité disparaîtra. Alors que toutes les conditions matérielles sont réunies pour qu’elle prospère, pour autant qu’on prenne définitivement conscience de leur finitude.

Nous disposons de multiples éléments de réponse : ceux qu’ont apportés au fil des siècles les religions, les morales, les doctrines politiques, la philosophie et les sciences humaines et sociales. Et les initiatives qui vont dans le sens d’une alternative à l’organisation actuelle du monde sont innombrables, portées par des dizaines de milliers d’organisations ou d’associations, et par des dizaines ou des centaines de millions de personnes. Elles se présentent sous des noms, sous des formes ou à des échelles infiniment variées : la défense des droits de l’homme, du citoyen, du travailleur, du chômeur, de la femme ou des enfants ; l’économie sociale et solidaire avec toutes ses composantes : les coopératives de production ou de consommation, le mutualisme, le commerce équitable, les monnaies parallèles ou complémentaires, les systèmes d’échange local, les multiples associations d’entraide ; l’économie de la contribution numérique (cf. Linux, Wikipedia etc.) ; la décroissance et le post-développement ; les mouvements slow food, slow town, slow science ; la revendication du buen vivir, l’affirmation des droits de la nature et l’éloge de la Pachamama ; l’altermondialisme, l’écologie politique et la démocratie radicale, les indignados, Occupy Wall Street ; la recherche d’indicateurs de richesse alternatifs, les mouvements de la transformation personnelle, de la sobriété volontaire, de l’abondance frugale, du dialogue des civilisations, les théories du care, les nouvelles pensées des communs, etc.

Pour que ces initiatives si riches puissent contrecarrer avec suffisamment de puissance les dynamiques mortifères de notre temps et qu’elles ne soient pas cantonnées dans un rôle de simple contestation ou de palliation, il est décisif de regrouper leurs forces et leurs énergies, d’où l’importance de souligner et de nommer ce qu’elles ont en commun.

  1. Oui, la « gestion de la rivalité et de la violence» est bien « le problème essentiel ». Il y a là un accord fort entre la démarche convivialiste et celle, métalogique, que j’ai développée avant de la découvrir.

C’est la raison pour laquelle, par exemple dans « Aventurer l’avenir », l’un des « manifestes » que j’ai mis en ligne sur mon site, j’ai autrefois surligné les points suivants :

« 5. La route à prendre se déduit du but à atteindre (vivre ensemble sans destruction mutuelle) […].

  1. La destruction mutuelle étant la pierre de touche de l’approche métalogique […].
  2. Si nous voulons échapper à la guerre perpétuelle […]
  3. Il va falloir aventurer l’avenir […]. »

  1. « Regrouper leurs forces et leurs énergies », il y a là en germe une stratégie de combat qui serait contre-productive : toute action en force excite des forces contraires et l’ensemble, bientôt, dérive dans la spirale autodestructrice du mimétisme conflictuel.

  1. « Souligner et nommer », oui, le mieux possible pour rassembler, mais sans a priori universaliste et sans s’enfermer dans une perspective de combat.

Du convivialisme

Ce qu’elles ont en commun, c’est la recherche d’un convivialisme, d’un art de vivre ensemble (con-vivere) qui permette aux humains de prendre soin les uns des autres et de la Nature, sans dénier la légitimité du conflit mais en en faisant un facteur de dynamisme et de créativité. Un moyen de conjurer la violence et les pulsions de mort. Pour le trouver nous avons besoin désormais, de toute urgence, d’un fonds doctrinal minimal partageable qui permette de répondre simultanément, en les posant à l’échelle de la planète, au moins aux quatre (plus une) questions de base :

  • La question morale : qu’est-il permis aux individus d’espérer et que doivent-ils s’interdire ?
  • La question politique : quelles sont les communautés politiques légitimes ?
  • La question écologique : que nous est-il permis de prendre à la nature et que devons-nous lui rendre ?
  • La question économique : quelle quantité de richesse matérielle nous est-il permis de produire, et comment, pour rester en accord avec les réponses données aux questions morale, politique et écologique ?
  • Libre à chacun d’ajouter à ces quatre questions, ou pas, celle du rapport à la surnature ou à l’invisible : la question religieuse ou spirituelle. Ou encore : la question du sens.

« Un art de vivre ensemble » ? Oui, certainement, dont découlent un ensemble de raisonnements, de disciplines et de techniques précises. Il est bon de les expliciter (certaines d’ailleurs le sont déjà) et, pour ceux choisissent d’œuvrer dans cette direction, de s’y former.

  • Chaque grande tradition à des enseignements là-dessus.
  • Des spécialistes de « la paix par des moyens pacifiques » comme Johann Galtung ont beaucoup à dire sur la façon de dépasser les conflits.
  • Dans le même esprit, on trouvera ci-après la liste des conditions à remplir pour « établir des relations de concordance ». L’adoption de ces [conditions, principes, critères] permet d’effectuer en toute conscience le saut paradigmatique que chacun de ceux qui réfléchissent appelle de ses vœux. Le « dépassement» mis en œuvre  est celui de la dialectique utilitarisme vs. anti-utilitarisme et, de ce fait, des quatre à cinq principes convivialistes énoncés ci-dessus.

« Un fonds doctrinal minimal partageable »… tel est bien le but visé par mes propres méditations.

En revanche, le programme qui se déploie dans la liste des quatre ou cinq questions suivantes (morale, politique, écologique, économique, religieuse ou spirituelle ou du sens) excède complètement cet objectif. On est non seulement dans l’universalisme, mais dans l’omniscience.

Le fonds doctrinal minimum porte sur la méthode d’agrégation de ceux que la démarche séduit. Il ne peut inclure la représentation a priori des objectifs que l’humanité devrait atteindre dans toutes les dimensions de son existence. C’est intellectuellement et diplomatiquement irréaliste, et il se manifeste là une ambition doctrinaire qui aspire à l’autorité et ne peut, en tant que telle que générer bien des effets pervers.

Cette ambition se déploie dans les « considérations générales » et les quatre principes qui suivent.

Considérations générales

Le seul ordre social légitime universalisable est celui qui s’inspire d’un principe de commune humanité, de commune socialité, d’individuation, et d’opposition maîtrisée et créatrice.

Principe de commune humanité : par delà les différences de couleur de peau, de nationalité, de langue, de culture, de religion ou de richesse, de sexe ou d’orientation sexuelle, il n’y a qu’une seule humanité, qui doit être respectée en la personne de chacun de ses membres.

Principe de commune socialité : les êtres humains sont des êtres sociaux pour qui la plus grande richesse est la richesse de leurs rapports sociaux.

Principe d’individuation : dans le respect de ces deux premiers principes, la politique légitime est celle qui permet à chacun d’affirmer au mieux son individualité singulière en devenir, en développant sa puissance d’être et d’agir sans nuire à celle des autres.

Principe d’opposition maîtrisée et créatrice : parce que chacun a vocation à manifester son individualité singulière il est naturel que les humains puissent s’opposer. Mais il ne leur est légitime de le faire qu’aussi longtemps que cela ne met pas en danger le cadre de commune socialité qui rend cette rivalité féconde et non destructrice.

Là encore, je sympathise avec les intentions exprimées dans ces quatre ou cinq principes et, à titre personnel, je n’ai aucun mal à en faire ma loi.

En revanche, ce serait une grave erreur que de prétendre les universaliser.

Sans reprendre les arguments énoncés ci-dessus pour dire que le fonds doctrinal doit en effet être minimum, traduire une approche « relationnelle » (donc interactive et fondée sur la coopération libre d’acteurs mouvants en milieu incertain) plutôt que « rationnelle » (donc calculable à l’avance et planifiable parce qu’on jouit d’idées communément et durablement acceptées sur les acteurs à prendre en compte, leurs systèmes d’intérêts et de décision, les moyens dont on dispose et les contraintes à respecter).

Considérations morales

Ce qu’il est permis à chaque individu d’espérer c’est de se voir reconnaître une égale dignité avec tous les autres êtres humains, d’accéder aux conditions matérielles suffisantes pour mener à bien sa conception de la vie bonne, dans le respect des conceptions des autres

Ce qui lui est interdit c’est de basculer dans la démesure (l’hubris des Grecs), i.e. de violer le principe de commune humanité et de mettre en danger la commune socialité

Concrètement, le devoir de chacun est de lutter contre la corruption.

Ce vocabulaire est symptomatique de la problématique d’autorité dont il s’agit de sortir car c’est elle (voir ci-dessus) qui nous enferme dans la dialectique utilitarisme vs. anti-utilitarisme à prétention humaniste.

Considérations politiques

Dans la perspective convivialiste, un État ou un gouvernement, ou une institution politique nouvelle, ne peuvent être tenus pour légitimes que s’ils respectent les quatre principes, de commune humanité, de commune socialité, d’individuation et d’opposition maîtrisée, et que s’ils facilitent la mise en œuvre des considérations morales, écologiques et économiques qui en découlent ;

Plus spécifiquement, les États légitimes garantissent à tous leurs citoyens les plus pauvres un minimum de ressources, un revenu de base, quelle que soit sa forme, qui les tienne à l’abri de l’abjection de la misère, et interdisent progressivement aux plus riches, via l’instauration d’un revenu maximum, de basculer dans l’abjection de l’extrême richesse en dépassant un niveau qui rendrait inopérants les principes de commune humanité et de commune socialité.

Quelle est l’instance qui décrète cette légitimité ? Il n’y en a pas.

S’il y en avait, quelle serait sa propre légitimité ? Sauf à s’affirmer autocratique, elle ne pourrait en avoir.

Si elle était acceptée, soit elle ne disposerait pas des pouvoirs lui permettant de mettre en œuvre ses décisions, soit – en disposant – elle s’instituerait tutelle de l’humanité, alléguant pour elle-même d’une sur-humanité aussi intolérable qu’intolérée.

Par ailleurs, face aux défaillances qu’elle constaterait ici et là, il lui faudrait intervenir « de l’extérieur », méthode dont l’époque contemporaine a montré et montre encore combien elle est perverse.

Enfin, que l’on parle de « légitimité » (tradition occidentale) ou de « mandat du ciel » (tradition chinoise), la sanction en est la désobéissance, la révolte, la guerre civile !

Conclusion proposée : évitons toute référence à la notion de légitimité… mais c’est un bon exemple à citer pour montrer la nécessité d’adopter une approche « négative ».

Considérations écologiques

L’Homme ne peut plus se considérer comme possesseur et maître de la Nature. Posant que loin de s’y opposer il en fait partie, il doit retrouver avec elle, au moins métaphoriquement, une relation de don/contredon. Pour laisser aux générations futures un patrimoine naturel préservé, il doit donc rendre à la Nature autant ou plus qu’il ne lui prend ou en reçoit.

  1. Retour de l’argument d’autorité. Ce n’est évidemment pas un hasard : qui parle d’écologie s’essaye à parler du monde entier et pour lui.
  2. Constatons par ailleurs que cette forme d’écologisme applique à la relation homme-nature la grande idée des rentiers qui entendent le rester : ne pas dépenser plus que ce qu’on gagne. Pour que le raisonnement soit utile, il faut tenir les cordons de la bourse. Or, pour le globe entier, qui les tiendra ?

On retombe sur le problème précédent : la prétention à l’universalisme condamne tout le propos… comme tous les autres du même acabit parce qu’il tombe dans les paradoxes de l’auto référence.

Considérations économiques

Il n’y a pas de corrélation avérée entre richesse monétaire ou matérielle, d’une part, et bonheur ou bien-être, de l’autre. L’état écologique de la planète rend nécessaire de rechercher toutes les formes possibles d’une prospérité sans croissance. Il est nécessaire pour cela, dans une visée d’économie plurielle, d’instaurer un équilibre entre Marché, économie publique et économie de type associatif (sociale et solidaire), selon que les biens ou les services à produire sont individuels, collectifs ou communs.

Oui. Pourquoi pas ? C’est là précisément le thème que, avec Christian Comeliau, nous avons abordé  sous l’appellation « développement ». Il est vrai que le mot est caduc, mais il nous sert de cheval de Troie : c’est sous cette étiquette que s’est faite sa carrière, que donc son expertise est connue et reconnue, et c’est dans cette perspective que la plupart des économistes raisonnent encore. La notion de « développement » est donc pour nous un bon point de départ, de même que celle de « convivialisme » pour moi quand j’aborde la question du changement de paradigme.

Ceci dit, ce n’est pas à partir d’un modèle global qu’on trouvera le moyen de donner à chacun la nature et la mesure de prospérité à laquelle il aspire. La rationalité « univervalisante » est une fois de plus ici un obstacle. La question qui se pose n’est pas pour tous mais pour chacun. C’est d’initiatives et d’accords locaux qu’il faut partir avec l’espoir que concordent enfin quelque part l’esprit, l’environnement et l’événement d’où procèdent les diffusions virales.

Que faire ?

Il ne faut pas se dissimuler qu’il faudra pour réussir affronter des puissances énormes et redoutables, tant financières que matérielles, techniques, scientifiques ou intellectuelles autant que militaires ou criminelles. Contre ces puissances colossales et souvent invisibles ou illocalisables, les trois armes principales seront :

  • L’indignation ressentie face à la démesure et à la corruption, et la honte qu’il est nécessaire de faire ressentir à ceux qui directement ou indirectement, activement ou passivement, violent les principes de commune humanité et de commune socialité.
  • Le sentiment d’appartenir à une communauté humaine mondiale.
  • Bien au-delà des « choix rationnels » des uns et des autres, la mobilisation des affects et des passions.

Il est suicidaire d’affronter des « puissances énormes et redoutables », tous les stratèges le savent. Ceux qui, tout en évaluant correctement le rapport des forces, restent enfermés dans la problématique conflictuelle opte alors pour les moyens du faible au fort (contre-propagande, travail de sape, terrorisme, guérilla, constitution de refuges…). Cette approche également est vouée à l’échec, militaire le plus souvent, idéologique dans tous les cas : on ne peut combattre sans tomber dans le mimétisme conflictuel.

Si les Convivialistes veulent rester fidèles à leur intention initiale, ils doivent donc écarter radicalement toute idée de combat.

N’ayons pas non plus la naïveté de croire que la non-violence est un moyen de vaincre.

Gandhi n’a pas obtenu l’indépendance de l’Inde, les Anglais voulaient s’en débarrasser, et l’on ne peut pas dire non plus qu’il ait optimisé la transition : elle a été aussi destructrice que possible.

Nelson Mandela de même ne l’a pas emporté sur le régime de l’apartheid. C’est celui-ci qui l’a choisi pour préserver au mieux les intérêts des afrikaners en donnant aux Noirs des satisfactions d’amour-propre.

Martin Luther King a échoué lui aussi. Si suggestive que soit son aventure, comme celle des deux héros précédents, il va de soi qu’elle n’a été qu’un moment cosmétique dans l’histoire de la ségrégation aux États-Unis. On le voit bien aujourd’hui au comportement de la police à l’égard des Afro-américains et à leur nombre dans les prisons.

Mais si alors le combat est condamné, qu’il soit violent ou non-violent, que faire ?

Ce qu’on croit bien et sur lequel, temporairement, localement, il se fait un accord suffisant pour que l’action soit efficace.

C’est exactement ce que je propose lorsque je recommande de se concentrer « négativement » sur le « dépassement des conflits inutiles et la réduction des souffrances évitables », ce qui passe par la capacité à établir des « relations de concordance » (voir infra) avec qui veut.

N.B. C’est tout l’objet de cet envoi à ceux des convivialistes qui semblent s’intéresser au thème du changement de paradigme.

Rupture et transition

Toute politique convivialiste concrète et appliquée devra nécessairement prendre en compte :

  • l’impératif de la justice et de la commune socialité, qui implique la résorption des inégalités vertigineuses qui ont explosé partout dans le monde entre les plus riches et le reste de la population depuis les années 1970
  • Le souci de donner vie aux territoires et aux localités, et donc de reterritorialiser et de relocaliser ce que la mondialisation a trop externalisé.
  • L’absolue nécessité de préserver l’environnement et les ressources naturelles.
  • L’obligation impérieuse de faire disparaître le chômage et d’offrir à chacun une fonction et un rôle reconnus dans des activités utiles à la société.

La traduction du convivialisme en réponses concrètes doit articuler, en situation, les réponses à l’urgence d’améliorer les conditions de vie des couches populaires, et celle de bâtir une alternative au mode d’existence actuel, si lourd de menaces multiples. Une alternative qui cessera de vouloir faire croire que la croissance économique à l’infini pourrait être encore la réponse à tous nos maux.

Il fallait bien conclure. On comprend que les rédacteurs de cet « abrégé » aient souhaité hausser un peu le ton pour la péroraison. Mais on retombe ici dans la contre-productivité de certains élans rhétoriques, ceux du prêtre en chaire tentant de réveiller son auditoire, ceux du tribun mobilisant une foule qui fatigue et, dans un domaine idéologique proche du convivialisme, les saillies catastrophistes de tant d’écologistes.

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