Ce que les sachants choisissent d’ignorer

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Le présent confinement est l’accident planétaire qui soudain nous confronte à notre ignorance radicale, à ce que les prétentieux savoirs quotidiens choisissent d’ignorer : l’inconnaissance.

J’en ai proposé une première analyse en 1990 dans un ouvrage intitulé :
La Cité de la Parole. Éditions L’ŒUVRIER. 192 p.

L’expérience du confinement est le moment de relire le chapitre correspondant…

Dans le nuage d’inconnaissance

Le danger qu’on apprivoise écarte la folie.

Des rives de la mort à la vie collective,  le vieux Charon seul est humain : pour gagner l’obole des vivants, il faut agir en passeur d’âmes.

Enfants du rêve progressiste, nous bâtissons comme les deux premiers des Trois petits cochons : maison de paille, maison de branches, la vie est belle…
Qui se souvient du loup ?

Mais  les tempêtes,  la mort,  et quelquefois  l’épidémie,  viennent nous  rappeler  qu’il  est  dehors  quelque  chose,  et que  cela  peut frapper fort, jusque dedans, au beau milieu de la tranquillité.

La Mer de la Tranquillité est sèche, et sur la Lune. Nul ne peut s’y  baigner.

Hier nous doutions de savoir, il nous fallait prétendre.

Aujourd’hui  nous  doutons  du  savoir : explorons  les  formes  de l’inconnaissance [*] :      l’ignorance,       la      méconnaissance, l’indétermination  et l’incomplétude.

[*] D’un mot que j’emprunte au  nuage   d’inconnaissance,  livre  d’un  mystique anglais du XIVème siècle, traduit par Armel Guerne. Ed. Seuil. Coll. Points Sagesses. 1977.

Puisque   tout  savoir   est  douteux,   et  que  l’illusion   fait  mal, apprenons  à connaître  les  formes  de  l’illusion  et  du  mal.  Pas d’autre voie pour sauver notre esprit.

Quand ce que l’on voit est absurde, chercher les astres noirs dont la masse aveugle explique les orbites aberrantes de ceux que l’on repère aisément.

Évitons de nous vautrer dans les délices du chaos : « Là où était le Ça, le Moi doit advenir », affirmait Freud, qui imposa la notion d’inconscient.

De  même,  en  physique,  le  principe  d’incertitude  a  contribué  à nous ouvrir l’âge atomique.

Enfin, après 2.500 ans d’opposition entre le vrai et le faux, le théorème  d’incomplétude  a  rendu  nécessaire  la  logique intuitionniste et linéaire sur laquelle se fonde une partie de l’informatique,  dont le langage Prolog.

L’esprit — de temps à autre — doit traverser la nuit, ce jour qui choisit de se taire.

Heureusement, comme l’infini, l’inconnaissance est un univers différenciable.  La méthode  d’exploration  change  avec le monde où l’on se trouve.

La simple  ignorance  tente de trouver  la source du savoir,  et de s’y abreuver. Problème connu, en apparence, sur lequel s’épuise l’effort  individuel.  Mais  un  groupe  peut  le surmonter  pourvu qu’un de ses membres — au moins — ait le savoir, qu’on sache qui c’est, à quoi peuvent servir ses connaissances, et qu’on encourage l’apprentissage.

La  méconnaissance       fait      le      fond      des      problèmes psychologiques : nous  minimisons les aspects du réel que nos idées ignorent.
L’intelligence   y  a  sa  part :  abstraire,  c’est  voir  le  monde  en fonction  de ses priorités,  et négliger  tout le reste,  donc méconnaître.
Contempler sans projet, c’est retrouver le sens des proportions.

L’indétermination règle nos relations. Les observer, et surtout en parler,  suffit  à  les  changer.   Elles  deviennent   donc inconnaissables,  et d’autant moins maîtrisables qu’on voudrait les contrôler.
Pour maîtriser le changement, il faut développer son sens des perspectives :  le  relief   d’une   relation   apparaît   quand   on  la considère dans ses trois dimensions : soi, l’autre et l’interaction.

Dès qu’un projet prend de l’élan, il court le risque de se défaire dans les paradoxes  de l’incomplétude : nul ne peut se saisir lui-même.   Plus   l’organisation    est   grande,   plus   grande   est   la difficulté,  et longue la prise de conscience.  Or, le risque majeur de  toute  prévision  se  trouve  toujours  au  cœur  de  l’acteur  lui- même : ce  qui  reste  à  découvrir  peut  toujours  donner  à  voir autrement ce qu’on croyait connaître.

Le connaissable, le pensable, le diçible, le faisable… sont — dans la nuit —  des projecteurs déplacés par à-coups.

Est-ce la fête ou la guerre ?

J’ignore l’étendue de mon ignorance. Quelle idée puis-je avoir du savoir ?

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