Les hommes ? Ce sont ceux qui se battent…

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En concluant mon précédent billet, j’ai pensé à ce mot de Léon-Paul Fargue :

«  Dans la confusion du Jugement Dernier, quand il s’agira de séparer les hommes des taupes, des chrysanthèmes, des nuages, des aloses, des aurores ou des cascades, le fourrier et le greffier de la dernière heure s’écrieront  :
« Les hommes ? Ce sont ceux qui se battent… »

C’est ainsi qu’il conclut son « Bagarreurs », une plainte de temps de guerre qu’il inséra dans les « Déjeuners de soleil » publiés en 1942.

Adoubé « surréaliste », Léon-Paul Fargue (1876-1947) écarta cet encombrant honneur. Il continua cependant de voir André Breton, tout en restant ou devenant l’ami de tous (Mallarmé, Jarry, Henri de Régnier, Valéry, Schwob, Claudel, Debussy, Gide, Ravel, Auric et Valéry Larbaud).
Lors d’un déjeuner avec Pablo Picasso, en 1943, un AVC le rendit hémiplégique. Il écrivit cependant jusqu’à sa mort en 1947.
Poète de toujours et chroniqueur, il était le frère en écriture de Colette, une amie aussi, toute en charmes également, mais réaliste.

Bagarreurs

De tout l’héritage préhistorique, musée brillant et fouillé, tantôt invisible à l’œil nu et tantôt démesuré, de tout ce que connurent nos mères à ailes et nos pères à besognes, il ne nous reste que la Guerre. À l’extrême des distillations séculaires, nous ne recueillons que des gouttes de guerre. Le fin du fin de l’élixir terrestre, c’est la guerre ! En un mot comme en mille, ce qui a duré par-dessus les hécatombes, le fanatisme, le déluge, les croisades et l’invention de l’imprimerie, c’est la guerre.

Nous aurions pu conserver des fougères arborescentes qui monteraient vers les planètes comme des cris d’émeraude. Nous pourrions peut-être admirer dans les jardins zoologiques, si les hommes avaient été plus soigneux, des animaux à tête d’arrosoir, des poissons-pendules ou des éléphants-paquebots. Nous aurions pu entourer nos destinées de minéraux à musique, de plantes parlantes et d’insectes détonants. Nous avons préféré accumuler de la guerre et mettre des armes dans nos bas de laine. De tout ce qui s’est passé sur la planète avant que battent nos paupières du vingtième siècle, nous aurions pu garder de la graine de supplices ou de bonheur, continuer des tyrannies, des inquisitions, des spectacles d’âge d’or.

Nous aurions pu allonger le temps de Périclès ou celui de Louis XIV. Nous aurions pu nous attarder sur les momies et nous en tenir aux Pharaons, aux Borgia. À la rigueur, nous aurions pu, encore, mettre l’accent sur le hennin, la plume d’oie, le quinquet, le corset, ou bien inventer une dépopulation raffinée et scientifique. Nous aurions pu démolir les frontières, instituer plus solidement quelque Espéranto, prolonger les harems, intéresser le prolétariat aux secrets de la route des Indes. Bref, personne ne nous a jamais défendu de nous entourer pour toujours du décor cher au calife de Bagdad ou à Sindbab le Marin. Nous avons répondu non, NON, en majuscules. Ce que nous avons mis au-dessus de tout, c’est la guerre. Et nous nous en gargarisons.

Et il est arrivé ceci, c’est que nous sommes présentement environnés de guerres, comme d’un cordon de spectacles. Le monde moderne n’est plus qu’une sorte de kaléidoscope survolé de ptérodactyles, hérissé de chars et de canons qui tendent le cou comme des jars monstres. Il faudrait donc croire que la guerre a du bon et qu’elle nous ramène insensiblement sur la piste des dieux ?

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Le bombardement massif de Cologne vu par les Britanniques

Quand j’étais jeune, la guerre était un événement fantastique qui s’enfonçait jusqu’au plus obscur de nous-mêmes, comme une terreur, et l’on pouvait croire, certains soirs, comme aux premiers grondements des conflits balkaniques ou de l’accrochage russo-japonais, que l’horizon était en train de s’obscurcir, au sens exact du terme, que le soleil refuserait de paraître, que les forêts et les étangs allaient bouder et rentrer sous terre. Nous pouvions, à bon droit, redouter que le ciel ne nous tombât dessus comme une sorte de couvercle, afin de nous apprendre à être sages. Dans ce temps-là, il nous était à peu près impossible d’imaginer que des gens aussi éloignés de nous, aussi enfoncés dans un passé de superstitions et de terreurs que les Chinois, par exemple, fussent capables de mettre leurs pieds dans des godillots militaires, de brandir des flingots, de sortir des canons de la boue des routes ravagées. La guerre pouvait être assimilée à quelque vice occidental, dont nous étions redevables à la trop grande acuité de nos cervelles.

Tout cela a brusquement changé. On sait depuis longtemps que les mêmes Chinois se sont bourrés de matériel mortel, que leurs recrues grouillent comme des rizières, qu’ils manipulent crapouillots, grenades, tanks et avions avec une maîtrise dont nous avions faussement cru détenir le monopole. Rien ne montre mieux que les passions ont franchi la Grande Muraille et qu’elles se sont logées comme des balles explosives dans les cœurs les plus variés du genre humain. Et nous sommes ainsi arrivés à cet étrange paradoxe : si les hommes diffèrent par l’intestin, le mysticisme, l’image de Dieu, le choix des purges, la forme du larynx, les lignes de la main, la couleur des gencives, le nerf, la résistance à la douleur, le doigt de pied, le dessin des sourcils, l’amour et le plaisir, ils sont parents, ils sont cousins, ils sont frères par la guerre !

Il n’y a, en apparence, rien de commun entre un gars de Bar-le-Duc et quelque fantôme de Nankin. Ensemble, ces deux êtres ne parviendront, ni à casser la croûte, ni à jouer aux cartes, ni à rire du même événement. C’est l’envers et l’endroit. En revanche, qu’ils soient alliés ou ennemis, si vous les armez, les voilà qui se comprennent aussitôt et qui s’entendent comme larrons en foire, même pour s’entre-dépecer. Ainsi l’ont voulu les architectes du Monde. Et j’imagine souvent que, dans la confusion du Jugement Dernier, quand il s’agira de séparer les hommes des taupes, des chrysanthèmes, des nuages, des aloses, des aurores ou des cascades, le fourrier et le greffier de la dernière heure s’écrieront : « Les hommes ? Ce sont ceux qui se battent… »

[Léon-Paul Fargue. Déjeuners de soleil (1942). Gallimard. Coll. L’imaginaire.]

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