Convivialisation et créolisation

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Patrick Chamoiseau

Appelons « créolisant » le mouvement lancé par Édouard Glissant (1928-2011) et Patrick Chamoiseau (1953- ), fédéré aujourd’hui dans « L’institut du Tout-Monde ».

Ce qu’ils ont écrit et pensé mérite l’intérêt des Convivialistes et le mien : sur une trajectoire fraternelle, ils ont été et seront encore demain magnifiquement créatifs et sources d’inspiration.

D’où l’intérêt de les mettre en regard…

Convivialisation et créolisation convergent…

et, quoique ancrées différemment, elles circulent dans des espaces connexes.

La première tend vers une forme de coexistence respectueuse de la diversité, la seconde vers des formes de diversité conscientes des exigences de la coexistence.

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Ivan Illich

Ces deux démarches sont donc inverses en apparence, mais en fait complémentaires. Sous condition qu’elles se libèrent de la dépendance à leurs points de départ, on les découvre comme des ensembles intensément sécants.

Elles ont en commun de s’être développées au XXe siècle, dans des réseaux intellectuels principalement francophones très pénétrés d’anthropologie, avec des « terrains » décisifs dans la Caraïbe (Puerto Rico pour Ivan Illich et, pour Edouard Glissant, La Martinique).

Quant aux mondes où elles se déploient, profondément couturés de blessures coloniales, ils sont périodiquement (aujourd’hui même) ravagés par d’inquiétantes répliques impérialistes.

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Édouard Glissant

N.B. Autre marque de cette proximité : dans le Traité du Tout-monde (p. 182 et s.), l’hommage d’Édouard Glissant à Jacques Berque : Jacques Berque et les littératures.

Citons-en l’essentiel : on y reconnaît Glissant et Berque, Jacques bien sûr mais aussi, dans sa continuité, Augustin.

« Nous convenons, étonné, que s’expose aujourd’hui une ouverture de la parole à la dimension-monde et que l’objet le plus haut de littérature est cette totalité- monde précisément.

L’ouverture n’infère pas la dilution de la voix dans un vague Universel, ni une manière d’être en nulle part, ni pour l’étant une suspension, un suspens d’existence, ni un rature rage douloureux ou taraudant.

Ce que nous voyons et que nous éprouvons, c’est que le lieu d’où nous émettons la parole, d’où s’élève la voix, est d’autant plus propice à leurs accents qu’il s’est posé en Relation, a ouvert sa matière, a questionné sa limite, mis en vertige ses limites.

Ainsi le poème forme-t-il trame entre la densité du lieu et la multiplicité du divers, entre ce qui se dit ici et ce qui s’entend là-bas.  C’est là une des joutes de l’approche littéraire : d’avoir à consulter l’imprévisible et le non-donné du monde, à même la fragile mais persistante matière de notre présent, de notre entour.

Il est un trajet d’errance, du lieu à la totalité, et inversement. L’œuvre ne va pas dans le monde sans retourner à sa source. Cet aller-retour dessine sa vraie parabole. Et Jacques Berque nous l’apprend, chaque fois qu’il a eu à résumer son travail, à en esquisser les lignes générales, les résultantes. Qu’il s’agisse de l’Islam, du monde arabe, de l’Occident ou des peuples qu’on disait alors du Tiers-Monde, ses analyses de détails ne l’éloignent jamais d’une vision globale : leur conjonction permet d’étudier l’épisode de chaque jour et de projeter l’œuvre de demain. Il a toujours conçu l’approche de l’Autre dans une vision de la solidarité au monde.

Je me rends compte aussi (et il l’avait signalé lui-même) que nous nous sommes rencontrés pour partager à chaque fois un frémissement, infime ou révélateur, physique ou sociale ou politique, de la totalité- terre. […]

C’est comme si nous avions à répéter, tous tant que nous sommes, dans les hasards de notre existence, ce lieu commun de la vie intellectuelle et créatrice de notre temps : courir l’imaginaire du monde pour en venir aux débats de notre entour, ou inversement encore

Que la racine multiple manque, et nous voilà projeté dans un espace infertile ; mais que la racine se referme, s’empiète, nous sommes aveugles à nous-mêmes et au monde.

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Jacques Berque

Si Jacques Berque a tellement travaillé sur l’Islam, le monde arabe, les pays colonisés, c’était pour réfléchir aussi à ses propres nécessités. Ainsi a-t-il vu en l’Islam la rationalité mais en même temps la mystique. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il considérait qu’à toute conceptualisation correspond une poétique ? De même a-t-il expliqué, dans la mesure des matières qu’il étudiait, la rencontre souvent conflictuelle mais toujours enrichissante de l’oralité et de l’écriture, dans le champ double de la langue arabe par exemple, mais aussi dans le contexte de la modernité. Toutes questions qui sont au plein des littératures d’aujourd’hui. Il a été en France l’un des premiers à enseigner cela, tranquillement, sans manifeste, avec rectitude et clarté.

[…]

Ausculteur des écarts du monde, sensible à sa diversité, soucieux d’en souligner les convergences, Jacques Berque fut le préfacier privilégié des littératures des peuples de notre temps. »

Chacune de ces démarches a ensuite dérivé…

vers ce qu’elle a trouvé comme port d’attache…

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Marcel Mauss

Sociologie et philosophie politique universitaires pour le convivialisme avec un ancrage historique sur Marcel Mauss (1872-1950) et son « s’opposer sans se massacrer » (un mot d’ordre hérité de la première guerre mondiale), d’où la prégnance dans le convivialisme d’aujourd’hui d’une rhétorique universaliste (scientiste ? occidentalo-centrique ?) et de problématiques nationales et territoriales génératrices de préoccupations politiciennes.

Choix du poème et du roman comme espaces de métissage entre l’oral et l’écrit pour Glissant et Chamoiseau, les prophètes du Tout-Monde avec, chez eux, deux tentations, celle (surtout chez Chamoiseau) de l’ethnocentrique et confidentielle « créolité » d’une part et, de l’autre (surtout chez Glissant), l’aspiration à une triple centralité :

a – géographique (assimilation de la Caraïbe à toute l’Amérique centrale),

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Derek Walcott

b – linguistico-politique (tentatives de déplacement vers l’espace anglophone avec, comme dates marquantes, 1992, l’attribution du Nobel de littérature à Derek Walcott (1930-2017) plutôt qu’à Edouard Glissant, et 2009,  L’intraitable beauté du monde, adresse à Barack Obama, par Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau),

c – philosophique (Traité du Tout-Monde, 1997 – Philosophie de la relation, 2009)

Convivialisation et créolisation, démarches fraternelles, n’en sont pas moins confrontées à des difficultés qui, chaque fois, donnent à penser à l’autre.

Le nœud gordien de l’universel

La tentation de toute pensée qui se développe est de constituer des « savoirs », de faire entendre ses « vérités » dans le concert des voix où elle s’insère. Mais comment faire entendre sa voix sans faire taire les autres ? Et quand cette voix se sait composite (cas des créolisants) ou qu’elle se veut fédératrice (cas des convivialistes), comment surmonter l’antinomie de l’universel et du particulier ?

Tel est le piège.

Édouard Glissant y tombe lorsqu’il s’oppose à « l’universel généralisant » de l’Occident (La Cohée du Lamentin, 2005) tout en ne cessant de se référer à la « totalité », souvent pour montrer qu’elle n’est faite que de « détails », d’« inextricables » et d’« inattendus » qui lui donnent sa « réalité », son « étendue non mesurable » dont il cherche le modèle général du côté des « sciences du chaos », c’est-à-dire des fractales.

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Alain Caillé

Même écueil pour Alain Caillé (1944- ), lorsqu’il reprend de Raimon Panikkar (1918-2010) la notion de « pluriversalité ». Il s’agit ici de légitimer des formes locales mais ouvertes d’auto-gouvernement, alors que pour légitimer un mode de fonctionnement ou une institution, il faut l’inscrire dans un cadre de référence potentiellement universel.

Que l’universel évoqué soit d’ordre mathématique ou philosophique, il généralise, à rebours du projet théoriquement choisi de reconnaître, d’entendre et d’accompagner l’existence des personnes et des groupes dans leur diversité.

Comment résoudre ce dilemme ?

Je soutiens que le nœud gordien de l’universel doit être tranché.

Il est possible et nécessaire :

  • d’abandonner toute prétention à l’universalité
  • et, quels que soient les partenaires, de s’en tenir à des relations de concordance.

Nous allons retrouver un problème analogue en examinant…

Le piège doctrinaire

Comment faire connaître sa pensée ? Édouard Glissant a posé le problème dans son Traité du Tout-Monde (p. 233) :

« La Caraïbe créole parle au monde qui se créolise. Elle a rallié sa multiplicité en une diversité étonnamment convergente. Sans aucune sorte d’uniformité cependant. Consacrons cela entre nous. Cela n’est pas un Appel, ni un manifeste ni un programme politique. L’Appel serait, pour celui qui le lancerait, la marque d’une prééminence qui n’a pas lieu ici. Le manifeste supposerait une prétention de soi. Le programme politique ne se trouverait ni adapté ni convaincant. C’est ici un cri, tout simplement un cri. D’Utopie réalisable. Si le cri est repris par quelques-uns et par tous, il devient parole. Chant commun. Le cri et la parole ce relais pour faire lever le possible, et aussi ce que nous avons toujours cru être l’impossible, de nos pays. »

Dès qu’une pensée tente de se pérenniser, elle se pose la question. Ce fut le cas pour les chrétiens dès la deuxième génération des apôtres. Le problème fut résolu à partir de Constantin, en sacralisant leur « manifeste » (les Évangiles dans le Nouveau Testament). Les effets de cette stratégie, nous les savons. L’islamisme et le communisme ont suivi l’exemple du christianisme. Chacun a eu ses effets pervers. Drôles d’églises elles aussi.

Aujourd’hui, le convivialisme a mis le doigt dans l’engrenage. Doit-il y passer le corps, tenter de s’extraire ou s’amputer ? Question présente.

Pour ce qui est du « glissantisme », Chamoiseau est en train de céder à la pression.

En 2021, il publie « Manifestes » aux éditions de La Découverte, sous la marque de « L’institut du Tout-Monde », une collection de six textes. Ils sont pour l’essentiel adressés aux Guadeloupéens, aux Guyanais et aux Martiniquais dans une perspective d’autodétermination.

Mais un texte tranche sur cet ensemble : L’intraitable beauté du monde. Adresse à Barack Obama, signée par Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau en janvier 2009. Beau texte dont il n’est pourtant que trop aisé, 12 ans après, de voir ce qu’il avait d’intempestif, d’irréaliste ou d’utopique : « Nous avons cru pouvoir et devoir lancer ici adresse publique à M. Barack Obama, parce que nous pensons vraiment qu’il a entendu le cri du monde, la voix des peuples et le chant joyeux ou meurtri des pays. »

« Nous pensons vraiment qu’il entendu le cri du monde… ». Non, aujourd’hui, cela n’est plus pensable et il en est de même pour les autres manifestes, testaments et corans.

Glissant avait raison : ce ne sont que des cris.

S’ils en inspirent d’autres, une parole pourrait naître.

Et c’est ici que nous arrivons à la création littéraire, au « poème ».

Dire l’indicible

Les Créolisants donnent la préférence au poème et au roman, les Convivialistes au manifeste et à l’essai.

Les uns sont plus littéraires, les autres plus intellectuels.

Tous cherchent à faire reconnaître des modes d’existence qui ne sont pas encore. Ils prennent élan sur des signaux faibles dont on ne sait trop s’ils annoncent l’émergence ou la disparition en cours.

Situation familière à tous ceux qui s’efforcent de dire et de penser, d’entrevoir et de prévoir, d’imaginer.

Les Convivialistes mettent l’accent sur la pensée, le raisonnement, la prospective. Déformation universitaire, la réflexion chez eux se substitue à l’enquête. Ils n’en cherchent pas moins à atteindre leur objectif conceptuel : la proposition d’un avenir crédible et désirable pour tous. Ceci les tire vers l’utopie et leur fait frôler chacun de ses dangers : l’activisme (demain tout de suite), les libertés planifiées, l’isolement dogmatique.

Transfuges de groupes éclatés, les Créolisants se veulent être les chantres de cultures dominées. Cette situation leur vaut la popularité de niche des poètes et chanteurs à texte dans les régimes dictatoriaux impérialistes (en URSS par exemple mais avant, tout autant, dans la Russie tsariste, d’où le statut exceptionnel d’un Pouchkine, premier poète et premier écrivain « russe ») ou coloniaux, cf. en Palestine la plainte refondatrice d’un Mahmoud Darwich (1941-2008).

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Mahmoud Darwich

Or le poète, par vocation, est ambigu. Il passe d’un monde à l’autre, de la souffrance permise au désir interdit, du conventionnel au nouveau, de sa famille d’esprit au réseau de ses auditeurs potentiels.

Nombre de ses productions sont à double sens au moins, comme celles qu’on trouve aux frontières de la morale (les plaisanteries sexuelles), de la loi (les gangs et les prisons) et de la religion (les mystiques). Et pour aventurer ses paroles à tout vent, il fait appel aux métaphores, passerelles de sens fort suggestives mais prêtes à s’effondrer, dès qu’au lieu d’en user pour viser, on tente d’y grimper.

L’archipel

Il en est ainsi chez Glissant de la notion d’« archipel ».

L’Occidental en temps de confinement peut bien s’y reconnaître mais elle figure d’abord un manque de contact. L’utiliser comme promesse à chacun qu’on lui laissera la possibilité d’être lui-même en lui-même, cela séduit un instant, mais cette offre est sous condition de ne prendre appui que sur l’échange avec le lointain plutôt que sur la solidarité avec le prochain. Dans cette « réalité culturelle et paysagère », on navigue d’une île à l’autre pour faire provision de « produits de première nécessité », dans un esprit d’anarchisme ascétique sous contrôle d’un maître postcolonial ou marchand.

Il s’agit là d’une condition, pas d’un projet.

La mondialité

Autre tentation du « poète » : faire passer pour « positive » une idée « négative ».

Il en fut ainsi pour tout le XXe siècle de l’idée de « révolution ».

Il en est ainsi de la « mondialité », laquelle n’est qu’un des contraires de la « mondialisation » : « La mondialité (qui n’est pas le marché monde) nous exalte aujourd’hui et nous lancine » écrivent Glissant et Chamoiseau en 2007 dans « Quand les murs tombent. L’identité nationale hors la loi ? ».

Le lecteur convivialiste, ici, sympathise avec ce qui suit car cette mondialité « nous suggère une diversité plus complexe que ne peuvent le signifier ces marqueurs archaïques que sont la couleur de la peau, la langue que l’on parle, le dieu que l’on honore ou celui que l’on craint, le sol où l’on est né. L’identité relationnelle ouvre à une diversité qui est un feu d’artifice, une ovation des imaginaires. La multiplicité, voire l’effervescence, des imaginaires repose sur la présence vivifiante et consciente de ce que toutes les cultures, tous les peuples, toutes les langues ont élaboré en ombres et en merveilles, et qui constitue l’infinie matière des humanités. La vraie diversité ne se trouve aujourd’hui que dans les imaginaires : la façon de se penser, de penser le monde, de se penser dans le monde, d’organiser ses principes d’existence et de choisir son sol natal. La même peau peut habiller des imaginaires différents. Des imaginaires semblables peuvent s’accommoder de peaux, de langues et de dieux différents ».

Autrement dit, tout est dans tout et c’est un fait ; une fois encore, pas un projet, plutôt un « état d’âme ».

Un état d’âme

Ce que je viens de dire ici de la « mondialité », ce monde « archipélisé » reconnu et attendu par Édouard Glissant, pourrait être dit de la « convivialité » d’Ivan Illich et sans doute du « monde convivialiste » esquissé dans le numéro 57 de la revue du MAUSS (« sans doute », car je ne l’ai pas encore lu).

Oublions les idées de programme, il n’y a là qu’une proximité d’états d’âme, mais c’est ce qui permet de s’assembler en amis pour qu’émergent en effet une parole nouvelle et, dans la communauté naissante, des énoncés prophétiques.

C’est peu, ce n’est pas rien, c’est humain.

Quant à moi, je cherche du côté du récit et des formes littéraires qui l’ajustent…

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