Être un écrivain (Jean Rouaud)

width=Jean Rouaud a derrière lui un prix Goncourt : Les Champs d’honneur, que j’avais aimé à sa sortie et depuis, toute une œuvre, dont j’ai découvert l’existence en voyant ce nom que je reconnaissais en tête d’un livre intitulé Être un écrivain.
Le « Du même auteur » m’a signalé cinq « livres des morts » dont Les Champs d’honneur, quatre « déposition du roman », quatre « vie poétique » dont le Être un écrivain que je tenais dans les mains, sans parler que quelques « marginalia », de deux « théâtre » et quelques « bandes dessinées / livres pour la jeunesse ».
Grande production donc. J’en avais tout ignoré.

Un écrivain, Jean Rouaud en est un, en même temps que (je peux le dire maintenant) un maître d’écriture. Il nous parle amicalement, avec une modestie célinienne allégée par l’autodérision, il étend ses digressions sur le fil joueur de longues périodes proustiennes qui tiennent en haleine jusqu’à la surprise finale, très préparée. L’effet est garanti.
On se demande au début où il va mais le premier coup de théâtre vaut promesse. Il surgit ici dès la quatrième page. Pour le lecteur, ça suffit. Rouaud est un bateleur. Dès cet instant, on mise sur lui et l’on s’amuse de ses équilibrismes en se demandant comment ce chat va s’y prendre pour retomber à l’endroit.

Il y a bien des détours et cela ne fonctionne pas toujours ; pas avec moi du moins. Etant venu à ce livre par l’écriture, je ne voulais pas en sortir alors que, pour Jean Rouaud, elle est entrée dans sa vie en passant par des tunnels qu’il a, en les vivant, trouvés longs lui aussi. J’étais cependant si content de ses cinquante-six premières pages qu’elles m’ont lancées sur la centaine qui suivait.

Puis j’ai fait ce que peut le lecteur, pas le héros : j’ai sauté (« Rouaud écrivait pour d’autres à ce moment-là  », me suis-je dit, un peu coupable de le trahir), puis j’ai piqué à nouveau vers le texte, sur une phrase faible malheureusement : « Écrire c’est s’enfoncer jusqu’à ce point d’obscure clarté où la lumière prend des leçons de ténèbres ».
Ce renvoi scolaire d’un Corneille mal digéré avait été souligné par un lecteur précédent. C’était tout de même le signal que l’auteur revenait au sujet et dès lors j’ai repris ma lecture, hésitant au début, puis très intéressé et enfin enthousiaste. Si la lecture avait été publique, j’aurais été le premier à applaudir aux derniers mots.

J’ai honte d’avoir si longtemps oublié Jean Rouaud. Il va désormais jalonner mes lectures. En attendant, pour doubler le plaisir avec l’espoir que d’autres aussi plongent dans cette écriture, je vous en donne « une page », c’est-à-dire un chapitre, le second. Il m’a paru doublement exemplaire : de l’art de Jean Rouaud et de ce que peuvent et l’écriture et la lecture.


Extrait

Jean Rouaud. Être un écrivain (La vie poétique 4).
Grasset & Fasquelle 2015. 349 p. (pp. 21-56)

« On sait comment le narrateur de la Recherche — et on ne va pas faire semblant de croire qu’il ne s’agit pas de Proust lui-même — formule ses questionnements d’adolescent devant le massif littéraire, alors qu’il se promène au milieu des aubépines dans la campagne autour de Combray : « Et ces rêves m’avertissaient que, puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit s’arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être une maladie cérébrale l’empêchait de naître. Parfois je comptais sur mon père pour arranger cela. Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en place. » Où l’on voit que le préalable à l’écriture, ce n’est pas l’impérieuse nécessité de raconter, comme on le croit communément (tous ces gens qui ont des choses à dire et se lamentent de ne pas savoir écrire, ou de manquer de temps, ce qui laisse entendre aussi que leur temps est employé à des fins plus utiles à côté de quoi écrire est une affaire de dilettante, de parasite, ou de bon à rien, ce qui est vrai aussi), non, le préalable, c’est le désir de devenir écrivain. À la question que voulez-vous faire plus tard, que l’on pourrait adjoindre au fameux questionnaire auquel il répondit à quinze ans et où il ne voyait pas de plus grand malheur que d’être séparé de maman, le jeune garçon affirme sans hésiter : être un écrivain. Où l’on voit aussi que pour la réalisation de son ambition l’époque du jeune Proust exige deux conditions : avoir du génie — idée qui n’était plus de mise quand j’avais vingt ans, considérée comme élitiste et pour le moins fasciste, vieille idée bourgeoise du génie romantique visité par des fulgurances tombant du ciel sur le bon neurone, vivant dans une mansarde insalubre et finissant tuberculeux ignoré à trente ans, ce qui s’opposait idéologiquement à cette autre idée diffusée par les jeunes contestataires et certains artistes eux-mêmes, savoir qu’il n’était pas plus d’élus dans l’art que dans le Ciel, que l’inspiration était juste un précipité de sueur, que tout le monde était créateur pour peu qu’on s’en donne la peine et que seules les conditions sociales déplorables empêchaient les masses exploitées de s’exprimer, ce qui obligeait à remettre en cause les notions de talent, d’inspiration, et plus encore de don qui sentait la bondieuserie, avec cette conséquence, toute forme de jaillissement étant a priori de l’art, qu’on fut prié de s’extasier devant le moindre gribouillis, appelé aussi graffiti, lequel, comme la taxifolia en Méditerranée, a recouvert tous les murs désaffectés dans le monde entier de sa même insignifiance, signatures hypertrophiées au bas d’aucune œuvre, la signature étant l’œuvre en soi, je n’ai rien d’autre à proposer que la pure infatuation d’être — et l’autre condition imposée par son temps au narrateur de la Recherche et qui visiblement le perturbe faute de trouver une solution : avoir un « sujet », quelque chose d’intéressant à raconter, autrement dit ne pas parler pour ne rien dire — ce qui n’était pas un problème dans ma jeunesse, on faisait ça très bien, le discours révolutionnaire ayant placé la parole vide de sens, enivrée de sa propre rhétorique, à son plus haut niveau, aussi coupée du réel que le langage poétique. D’ailleurs les deux allaient de pair. L’un des animateurs de la scène politico-littéraire de ce temps, sorte de monsieur Loyal annonçant dans une langue hermétique et emplumée les numéros d’illusionnistes et de cracheurs de feu poétiques, ne rechignant pas à la plus extrême banalité de pensée pourvu qu’elle fût de stricte obédience marxiste, revendiquait ainsi : « d’investir d’une dignité entièrement neuve, la vieille activité, si longtemps décriée, du parler-pour-ne-rien-dire ». Ce qui, de fait, donne à tout le monde sa chance. Le clown blanc qui se flatte de saturer l’espace d’un brouhaha sonore insipide s’appelait Roland Barthes, et le génial Simon Leys relevant son propos de lui rendre hommage : « Au nom des légions de vieilles dames qui, tous les jours de cinq à six, papotent dans les salons de thé, on veut lui dire un vibrant merci. » Le clown blanc dans sa profession de foi universaliste, où par un renversement quasi évangélique les derniers, ceux qui papotent, deviennent poétiquement les premiers, passant sous le nez des « génies créateurs », oubliait une chose qu’il avait pourtant ardemment défendue : quoi qu’on dise, ça ne dit pas rien. Parler, ça prétend toujours dire. Ce que savent tous les salons de thé, tous les cafés du commerce, tous les philosophes de comptoir qui refont la politique du pays, analysent les mouvements de la société et règlent leur compte à leurs prochains. Ce que Proust, qu’admirait le clown blanc au point de s’identifier à lui (le mot est de lui), avait consciencieusement noté, mettant sous une cloche de verre les fleurs de bêtise des conversations mondaines, où Brichot, Cottard et Norpois se disputent le titre de prince des imbéciles. Mais le clown blanc était de son temps, à la conjonction, comme il s’en revendique, du marxisme, du freudisme et du structuralisme. J’étais là aussi, avec mes vingt ans, n’y comprenant pas grand-chose, mais retenant — le message était bien passé, ce qui est le propre de l’air du temps — que certaines formes, certains artifices qui avaient fait jusque-là la littérature n’étaient désormais plus possibles. Ces rêves m’avertissaient, par la voix des grands précieux, le clown blanc et ses semblables dont on trouvera les noms dans une histoire de la pensée française des années 1960-1970 (laquelle renvoie par bien des aspects à l’hôtel de Rambouillet et à ses frondeurs déchus), qu’il était vain de se demander ce que j’allais écrire. Le langage avait été tellement retourné dans tous les sens, on l’avait tellement convoqué pour avouer l’intime et changer le monde, on lui avait tellement fait rendre gorge en le découpant, l’analysant au mot à mot, en carottant les étymologies, afin qu’il nous donne sa version de ce qui s’était passé, de cet embrasement et cet écroulement d’un monde, que sans doute, oui, comme un terrain archéologique abandonné après une ultime campagne de fouilles, il n’avait plus rien à dire. Vidé, dépouillé, épuisé, rendu à son seul bourdonnement phonétique. À son seul bruissement, disait le clown blanc. Sans doute aussi, à la fin de sa vie, était-il fatigué de parler pour dire, de lancer des anathèmes, des sentences définitives, ce dont il ne s’était pas privé, avec quoi il assurait sa domination sur les esprits : « le niveau zéro de l’écriture » (préalable indispensable à son entreprise de subversion de l’écriture qui finit logiquement par un éloge du « parler-pour-ne-rien-dire », lequel peut être considéré comme l’aboutissement de ce niveau zéro), « la langue est fasciste » (parce qu’il fallait bien imprimer la marque de son siècle, dénoncer inlassablement le péril, jouer à faire peur, ce qui a été le propre de tous ceux qui ont raté l’engagement dans la Résistance et soutenu ensuite vaillamment le régime communiste), « la mort de l’auteur » (l’encombrant auteur, toujours là, emmêlé à ses écrits, avec sa ligne de vie en filigrane de ses lignes, qui empêche le commentateur de se parer de la gloire de son œuvre, de donner primauté à l’exégèse, l’auteur ou comment s’en débarrasser, par exemple, dans un autre domaine, en faisant de Glenn Gould, pianiste misanthrope, le « recréateur » de Bach, ah ah, pauvre Cantor), et enfin la clé de voûte de l’édifice conceptuel, « le Texte » (la majuscule est du clown blanc), rien que le Texte, expurgé de son créateur, dialoguant comme un ectoplasme avec d’autres textes à travers le temps et l’espace, comme si les textes n’étaient pas situés et datés, autant de petites pointes à tête de couleur plantées dans le grand atlas de trois mille ans d’humanité. On peut penser que tout ça, au moment où il en fait l’aveu contrit dans son discours inaugural au Collège de France, tout ce bric-à-brac conceptuel, ça ne lui dit plus rien, littéralement, même s’il se sent tenu de planter une dernière banderille avec sa remarque sur la langue, ne s’abusant plus lui-même — ce qu’il confie à son journal où il se lasse des « modernes », donc de ce qu’il représente, donc de lui-même —, fatigué de jouer les Danube de la pensée, les princes du vide. Ce qu’il voudrait au contraire, c’est être un écrivain du plein, plein d’émotion, plein de lui-même et de son appréhension du monde. Son ambition désormais ? Devenir romancier, comme Proust, lâche-t-il. Comme s’il avait attendu d’intégrer la plus vieille institution littéraire du pays pour, protégé par elle et sa longue histoire remontant à François Ier, se découvrir et abattre son jeu. Comme si, n’y parvenant pas seul, il avait eu besoin de cet engagement public afin de se lancer, de s’encorder à cette longue histoire, attendant peut-être du saint des saints un adoubement, après quoi, reconnu par ses pairs en scolastique, il ne lui resterait plus qu’à s’y mettre : Reconnaissez-moi comme un avatar de Proust et je vous promets ensuite un avatar de la Recherche. Car malheureusement il est un temps où l’on doit apporter des preuves de la prétention affichée, quand bien même on aimerait être cru sur parole et être dispensé de ce labeur des phrases. Vous êtes écrivain ? Oui. Et que peut-on lire de vous ? Je vous en prie, pas de ça entre nous. D’où l’on comprend aussi que cet éloge, deux ans plus tôt, du parler-pour-ne-rien-dire, qui concerne généralement les choses banales de la vie, était un effet d’annonce, sa manière de se préparer à transcrire sans fard le réel, en renonçant aux effets de manche.

C’est qu’entre-temps sa mère est morte, et il a trouvé dans le récit de la mort de la grand-mère du narrateur de la Recherche (en réalité une transposition romanesque de la mort de la mère de Proust) ce que faute de mieux, lui le maître de l’énonciation, il appelle des « moments de vérité », une pauvre expression à laquelle il n’aurait pas accordé jusque-là le moindre crédit, la rangeant dans les rayons rétrogrades du pathos et de la niaiserie des romans à trois sous, un de ces moments de vérité pourtant où l’on se dit, oui, ce que je lis, c’est bien ce que j’ai ressenti quand j’étais dans le voisinage de la mort et que celle qui disparaissait était précisément la dispensatrice de vie, que c’était donc la vie elle-même que je sentais vaciller sous moi, creuser en moi, sur quoi jusque-là je peinais à mettre des mots. Ainsi le récit, en tentant de se saisir des apparences du monde, peut rendre cet indicible, nommer l’innommable, et agir comme une consolation du seul fait de savoir que l’on n’est pas seul dans ses « éperduements » de chagrin. Alors oui, ça valait la peine de passer sur ses préventions hautaines concernant le roman, de rompre la pause du moderne, d’abandonner la chaire du donneur de leçon et du procureur, et de se lancer dans ce qui aurait été, comme pour tout le monde au moment de se retourner, le récit de ses origines. Où l’on aurait tout su de l’enfance d’un clown blanc. Mais ses rêves auraient dû l’avertir que pour être un écrivain, à son âge, il était trop tard. Le clown blanc avait alors soixante-cinq ans. Et son arsenal théorique était comme une ceinture de dynamite autour de sa poitrine.

On peut rendre grâce à la mère de Proust de l’avoir laissé orphelin quand il avait encore du temps devant lui, seize années qu’il occupera à remplir plusieurs milliers de pages, couché dans son lit, adossé à ses oreillers, jambes fléchies servant de lutrin à son papier, ou encore appuyé sur son bras gauche, sa feuille posée sur une petite table en bambou, ne se baissant même pas pour ramasser sa plume quand elle tombait, en prenant une autre, comme s’il n’avait pas de temps à perdre à des tâches secondaires (mais la dévouée Céleste était là pour ça), toute son énergie tendue vers un seul but, son œuvre à mener à terme, engagé dans une course contre la montre avec la mort, laquelle attendra avec beaucoup d’obligeance le mot de la fin, après quoi il cessera de lutter, n’opposant plus aucune résistance. Si le clown blanc s’identifie à Proust c’est aussi qu’il partage avec lui la même passion dévorante pour la mère, une mère dont on ne sait si, présente, elle dissuade du passage à l’écriture romanesque ou, au contraire, si elle en dispense — car c’est bien commode aussi d’en être déchargé, au fond qu’est-ce qui nous y oblige ? rien —, mais dont la disparition marque un « moment de vérité ». On ne joue plus. J’ai connu ça aussi, même si d’avoir perdu déjà la moitié de la parentèle m’avait permis d’entamer ce travail de mémoire depuis trois livres. Mais la gardienne du temple de la vie veillait encore, m’obligeant à louvoyer. Ce n’était pas l’impunité complète. J’en avais fait l’amère expérience quand nous demeurâmes en froid quelques mois, elle et moi, après qu’elle m’avait reproché une révélation sur son mari défunt, l’existence avant elle d’un premier amour. Quand notre reine presque morte lâcha définitivement prise, je me sentis comme cet ours dont on avait ouvert la porte de la cage et qui continuait d’en faire le tour. Il me fallut un temps avant de faire un usage relatif de cette liberté toute neuve. D’abord on est éberlué, on se demande ce qui nous arrive, c’est une sensation inédite que ne résument ni le chagrin ni la perte ni le manque, plutôt un déséquilibre de tout l’être, comme si la vie gîtait, plus d’étai pour la remettre d’aplomb, plus personne devant soi comme un amer apaisant, et ce qui arrive, on le comprend ensuite, c’est la solitude. Dans ce tête à tête avec soi désormais, on est son propre empêchement, nul autre que le bornage de ses propres talents. On ne peut se retrancher derrière aucun des écrans que l’on avait mis en place pour ne pas peiner l’autre. On n’aura plus à s’excuser, on devient de ce moment, et l’inédit est là, littéralement impardonnable. Plus personne pour effacer la faute. Moment de vérité, oui. Après la mort de la reine, j’ai ainsi redonné aux lieux et aux personnages leurs vrais noms, commencé à démonter le mécanisme de mes histoires et je me suis autorisé à parler d’elle qui traversait comme une ombre mes trois premiers livres, sans plus avoir à redouter ses commentaires et en assumant la responsabilité pleine de mes propos — sur lesquels il y aurait pourtant à redire. À parler de moi aussi, sans craindre ses haussements d’épaule qui vous coupaient net dans votre élan. Après quoi, face à son texte, il n’y a plus d’alibi qui laisserait entendre que sans certains empêchements il serait plus valeureux. Pas de jugement au bénéfice du doute. Le verdict désormais sera sans appel. L’épreuve de vérité commence vraiment.

D’où l’on se dit que madame Proust vivant jusqu’à quatre-vingts ans, il n’y aurait pas eu de Recherche. La littérature, c’est la mort de l’autre. On aurait vu une sorte de mannequin au teint de cire continuer de hanter les salons du Ritz emmitouflé dans sa pelisse, de plus en plus désuet, suranné, remisé dans la naphtaline par l’effervescence de l’après-guerre, les bouleversements esthétiques (quand Proust dans la Recherche conseille aux peintres de moderniser le sujet classique de la femme lisant une lettre par la même parlant au téléphone — et à ce moment il donne vraiment l’impression d’offrir avec pertinence la solution de la modernité aux artistes qui se posent des questions face à ces inventions nouvelles — Duchamp et Malevitch ont déjà exposé la « fontaine » et le « carré blanc sur fond blanc », Proust ringard aussi), le renouvellement des générations (le jeune André Breton l’aida à corriger les épreuves du Côté de Guermantes), le mondain vieillissant continuant de briller sur un cercle d’écrivains académiques médiocres, confinés dans l’aigreur, rentrant faire la lecture à une dame octogénaire et lui expliquant qu’une femme au téléphone, ça, ce serait de la peinture moderne. Et donc pas de Recherche. Ou tardive et complètement hors du coup. Le vieil asthmatique, sa génitrice enfin disparue, commençant de raconter ses insomnies d’enfant au moment de la prise de pouvoir par Hitler, écrivant’ sur les jeunes filles en fleurs pendant la Nuit de cristal, évoquant la mort de Bergotte en pleine rafle du Vel d’Hiv, et terminant son Temps retrouvé (qui est un roman d’anticipation, tous les événements étant postérieurs à la mort de Proust, ce qui lui fait curieusement retrouver le temps perdu dans le futur) au pied des barricades de mai 68. La bonne maman s’est effacée à temps. La fenêtre de tir commençait de se refermer. Peut-on imaginer Proust écrivant sur l’homosexualité et niant sa part juive sous le regard de sa mère, née Weil ? Impensable. Même celle-ci une fois disparue, il ne s’est pas autorisé complètement. Lui aussi a fait l’ours, il a ouvert la cage sans en sortir tout à fait, avouant sans avouer, s’inventant d’improbables amours féminines et, côté maternel, une ascendance littéraire et aristocratique, où madame de Sévigné fait figure d’aïeule.

Somme toute, l’adolescent de Combray avait raison, il eût été plus simple et moins compromettant de réfléchir à une construction philosophique infinie, qui est la version sophistiquée du parler-pour-ne-rien-dire. Les moulins à prières de la philosophie ont ce pouvoir de discuter de l’être avec la carte du parti nazi en poche, ou de l’engagement en frappant à la porte de la Kommandantur pour obtenir l’autorisation de monter sa pièce de théâtre. Et tous les hérauts de la critique de s’étonner qu’on pût s’étonner de cette façon d’être et d’agir, comme si on mélangeait tout. Plutôt non. Julius Margolin, de retour de cinq années de Goulag, à qui, de passage à Paris avant d’embarquer pour la Palestine, on conseillait de lire L’Être et le Néant, n’y vit que le néant et une sorte, oui, d’obscénité, comment pouvait-on écrire ça, quand il s’était passé ça : « Une subjectivité de cet ordre ne m’apportait strictement rien. À peine sorti de l’abîme je cherchais des alliés, des compagnons d’armes pour lutter contre un mal réel. » L’auteur de L’Être et le Néant était d’autant moins un allié qu’il couvrit de son autorité les millions d’années sibériennes effectuées par les compagnons de chaîne de Margolin au nom de l’arbitraire révolutionnaire, allant jusqu’à refuser le prix Nobel pour ne pas contrarier la patrie du socialisme dont il avouait souhaiter la victoire. Le garçon de Combray, des années plus tard, après un long temps de rumination poétique, tordra le cou à cette conception boiteuse du comportement, et ce sera sa grande révolution copernicienne, mais pour l’heure il n’en sait pas davantage : il veut être un écrivain, un point c’est tout. Sur l’origine de ce désir, à moins d’imaginer que quiconque pour revivre des moments déterminants de son enfance éprouve le besoin de se lancer dans l’écriture d’un roman-fleuve, projet qu’il camouflerait derrière la volonté nue de devenir écrivain, on n’en saura pas plus. On peut seulement affirmer que tous les écrivains ont eu une enfance avec son lot de bonheurs et de contrariétés, ce qui ne fait pas avancer beaucoup. Mais l’ambition a le mérite d’être claire, il est rare d’avoir à cet âge une idée aussi précise de son avenir. Et pourquoi écrivain plutôt que médecin ou mireur d’œufs ? interroge le conseiller d’orientation qui veille à ce que son jeune patient ne se berce pas d’illusions. Disons, parce que sa grand-mère lisait madame de Sévigné (écrivain sans œuvre, ce qui est donc possible), que médecin, c’est réservé à son frère (qui éjecté du roman marchera sur les traces du père), et qu’à Combray on n’a pas souvenir d’un poulailler dans le jardin, même si la bonne Françoise n’avait pas son pareil pour estourbir la volaille et la plumer. (Parce que mon père était un grand lecteur et qu’il avait recopié le manuscrit d’un érudit local sur l’histoire de sa commune, parce que voyageur de commerce implique d’avoir son permis de conduire que je n’ai pas, parce qu’à Campbon on pouvait suivre sur le monument aux morts et son impressionnante liste de noms l’éphéméride du siècle : 1914-1918, 1939-1945, à quoi on avait ajouté une plaque pour les victimes ultimes de la guerre d’Algérie.) Et puis aussi parce que ça semble une position enviable si on en croit un voisin qui a une maison non loin de Combray, du côté de Guermantes, et qui publie sous le nom de Bergotte, lequel serait inspiré de ce crétin d’Anatole France, le qualificatif crétin particulièrement approprié ici, s’appliquant au-delà à tous les contempteurs de Chateaubriand, dont fait partie France (un lamentable article à l’occasion de l’inauguration à Saint-Malo d’une statue en bronze du Vicomte, que le régime de Vichy fera fondre en 1942) et parmi lesquels on trouve encore Sartre et sa pitoyable exhibition sur la tombe du solitaire du Grand Bé, ce critère d’appréciation se révélant assez fiable, André Breton, admirateur du Vicomte, trouvant comme toujours les mots justes à la mort de l’auteur de Les dieux ont soif (holà, tavernier, du nectar) : « Avec France, c’est un peu de la servilité humaine qui s’en va. »

Le jeune garçon a bien remarqué que son statut ouvrait grand à Bergotte les portes de la bonne société, quand bien même il n’en était pas issu. Ce que lui envie le jeune roturier qui rêve d’être présenté à la belle duchesse de Guermantes. Or pour ce saut périlleux de classe où le risque est grand d’être dédaigné et stigmatisé par sa basse naissance, nul besoin d’études poussées, de se rendre chaque jour à son cabinet ou au ministère comme les pères, réel et imaginaire, de l’auteur et du narrateur, ou comme la triade des gigantesques imbéciles : Brichot, Cottard, Norpois. Il suffit d’être un écrivain. Ce qui semble, à peu de frais, sinon à se mettre en frais soi-même, le plus efficace des sauf-conduits. On peut demeurer chez soi entre quatre murs de liège et laisser son esprit s’infiltrer dans toutes les strates de la société, sonder tous les cœurs et les esprits, voyager dans le temps et l’espace, et au final composer un monde si ressemblant que le lit d’écriture en vient à fonctionner comme un simulateur de vol. Et le tout pratiquement sans sortir de chez soi. De sorte que le jeune homme, beaucoup plus tard, résoudra ainsi son questionnement initial : Être un écrivain, c’est à la fois être et ne pas être. Au monde, bien sûr. Éventuellement dans le beau monde.

On remarquera que réfléchissant à un terrain d’action poétique susceptible d’exprimer et de recueillir au mieux ses aspirations, le garçon aux aubépines ne pense pas une seconde à devenir romancier. Or aujourd’hui encore, en dépit des effets d’annonce de sa mort, quiconque aspire à écrire pense au roman. Ce qui démontre que dans l’échelle hiérarchique des mérites littéraires de son temps le roman, pourtant auréolé d’une litanie d’ouvrages glorieux laissés par le siècle précédent, avait dégringolé de son piédestal et qu’au-dessus — c’est ce qui permet aux pédants de se hausser du col — on place la philosophie. Peut-être un signe que le réel lui-même se dérobait, que le monde des idées prenait littéralement le dessus. De ce monde tangible de la bourgeoisie qui, selon ses propres critères d’appréciation, semblait devoir durer éternellement dans une abondance exponentielle, le jeune garçon percevait déjà les signes de décrépitude, les faux-semblants et les figures de cire. Or, jusque-là le roman avait besoin pour se lancer du socle de la société. Ses bases s’inspirent du fait divers et du rapport de police, événements concrets, soirées dansées, manigances d’arrière-boutique et relevés anthropométriques. Si le socle se fissure, se dérobe, difficile d’élever le bâtiment, comme dit Montaigne. Et puis il est une autre explication à cette omission du roman dans les rêves d’écrivain du jeune garçon : d’une manière générale, le roman c’est bon pour les soutiers de la littérature, on y porte aux halles la carcasse d’un bœuf, on y descend avec sa lampe et son pic dans la mine, on s’y empoisonne à l’arsenic, et de plus en plus on y parle crûment. Le garçon y viendra pourtant (j’y viendrai, ce qui est le sujet même de cette vie poétique), en amendant le genre qui tel quel, héritier des grandes fresques romanesques de Balzac et Zola, ne lui convenait pas, mais on sait à quelle condition — la disparition de sa mère — et comment — le primat donné non à la raison raisonnante mais aux réminiscences involontaires. Ce qui oblige à rabattre ses prétentions, accepter de lâcher prise, dévaler des hauteurs de la dialectique pour espérer s’élever plus haut encore, accroché à un parfum, une sensation, un presque rien comme ce pavé un peu moins élevé qui, faisant trébucher le narrateur, aurait valu ailleurs un simple juron et ici le téléporte à Venise. Ce qui prend du temps, ce retournement des priorités de l’esprit. On notera aussi l’appel au père pour arranger « cela, cette maladie cérébrale ». Au prix d’une confusion auteur-narrateur car le père du narrateur serait employé au ministère des Affaires étrangères et non chirurgien comme celui de l’auteur, dont la thèse de doctorat s’intitulait : Des différentes formes de ramollissement du cerveau. Mais visiblement ni le père, si puissant, ni la science médicale, n’y pourront rien. C’est Proust qui va s’opérer lui-même de son ramollissement, comme Flaubert, autre fils de médecin, après l’échec de La Tentation de saint Antoine, voulait « s’opérer du cancer du lyrisme ». Et le résultat de cette lobotomie, on le connaît, c’est une forme de sabordage : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. » De l’autre côté du col de la Madeleine, l’émotion, la vibration, l’éprouvé. L’intelligence, il la laissera à l’ubac, à Brichot, Cottard et Norpois, les outres vaniteuses de la Recherche. L’intelligence n’est qu’un carré savamment entretenu, plus ou moins vaste, plus ou moins productif selon les individus, un jardin de notaire « qui se pose là » aux yeux des bien-pensants, en dehors duquel c’est la grande friche de la suffisance et de la bêtise, ce qui surprend toujours chez de prétendus riches en esprit, ces sorties stupides après des propos de bonne tenue. L’intelligence ne mène qu’aux choses convenues. Elle est même un empêchement à se porter ailleurs. Elle est un des verrous de l’imaginaire. Ou une carence de. Une fois ce constat établi ne reste plus qu’à jeter aux orties les significations philosophiques infinies et humblement se pencher sur un petit gâteau dodu, comme Rousseau se penchait sur une pervenche, pour y sonder les émotions enfouies, y retrouver le baiser maternel du soir, lequel gâteau dodu, dans sa forme de coquillage, fait penser un peu à un cerveau ramolli, ceci pour ne pas oublier le père. Mais la Madeleine est aussi une grotte, non décorée, des gorges de l’Ardèche, dont on sait que sa redécouverte en 1887, puisque son existence était connue depuis plusieurs siècles, passionna Adrien Proust, le père. Il en fut beaucoup question à la table familiale. Sous cet angle, la Madeleine fait d’Adrien Proust un papa gâteau. Lequel disparut deux ans avant sa femme. Le terrain dès lors était dégagé pour être l’inventeur de la grotte aux souvenirs, pour être un écrivain.

Mais la question quoi écrire, même s’il n’était pas encore « temps » pour le garçon aux aubépines, et qu’il ignorait encore que la réponse ne passerait pas par le « savoir », semble tomber sous le sens pour un esprit tant soit peu au fait de la création littéraire. Le même esprit pourrait même affirmer, sans risque d’anachronisme, que cette question vaut pour tous les temps, qu’elle s’est posée à Homère comme à Shakespeare ou Balzac, qu’après tout il n’y a pas une si grande différence entre le bouillant Achille, le roi Lear et le père Goriot, qu’il en est toujours résulté une forme de récit qui nous parle encore malgré les écarts d’âge et de civilisation. Mais en fait, pas toujours. Quand au début de cette vie poétique je me demandais : qu’est-ce que l’époque m’a fait — autrement dit qu’est-ce qu’elle avait à me proposer, me mettant sous le nez son catalogue des priorités et des possibles dans lequel j’ai pioché comme dans une malle aux costumes, costumes selon la mode idéologique du temps, dont la coupe m’allait sans m’aller en dépit de mes efforts pour m’y ajuster (m’allait parce que j’y voyais inconsciemment une aubaine pour échapper à ma propre histoire et n’en faire qu’un brouet poétique, ne m’allait pas parce que cet aveuglement m’aura coûté vingt années avant de me déciller), ce qui a constitué, cette rencontre, un véritable point d’impact entre mes aspirations d’astéroïde (en gros, celle du garçon aux aubépines) et les thèses affichées de cette Réforme littéraire, mais à partir de quoi tout allait se jouer, ce que n’entendront jamais ceux qui défendent mordicus que l’acte créateur ne dépend que de la complexion du génome, hors temps, hors sol, et qu’il suffit de taper sur la tête du petit Mozart pour qu’il en jaillisse un menuet parfaitement en accord avec son siècle —, c’est que pour la première fois sans doute, cette question quoi écrire ne se posait pas. Pour le clown blanc première manière et la clique de ses semblables il était même indécent, grossier de se la poser, la poser revenait à rejoindre d’emblée la cohorte des plumitifs attardés. Il était entendu une fois pour toutes que le roman était mort, et par voie de conséquence le récit, les personnages, le réel, le sujet et in fine l’auteur dont on n’avait plus besoin puisqu’il n’y avait plus de roman, étant entendu aussi que nous nous tenons là à la pointe de la recherche et que la presque totalité des romans qui paraissent alors ne se sentent pas concernés, commençant tous plus ou moins par : « Émile Lecouvreur tira sa montre, elle marquait 2 h 20. » La question qui se posait alors à l’apprenti écrivain pourvu qu’il se préoccupât de ne pas refaire ce qui avait déjà été fait (les aventures d’Émile Lecouvreur, disons) n’était donc pas quoi écrire — question inepte qui renvoyait à l’idéologie bourgeoise la plus crasse, réclamant « une histoire bien écrite », d’un côté le fond (l’auteur raconte, et dans le bon ordre) de l’autre la forme (il s’applique à faire de belles phrases, lesquelles doivent correspondre à la notion vieille barbe de « plume »), et ce n’était évidemment pas avec ce genre de préoccupation réactionnaire qu’on devenait un écrivain moderne — mais comment écrire, puisqu’il ne restait plus sur ce champ littéraire, après les batailles du siècle, que la phrase dépouillée, évidée, privée de la nourriture du réel, que le Texte, le texte nu, désincarné, sans contexte, sans la moindre concession au récit, au souvenir, à la personne, pur exercice verbal, numéro de voltige phonétique, se rattrapant au trapèze d’un autre texte, et d’un autre, et d’un autre encore, avec pour ambition de ne jamais toucher terre.

Ils sont quelques-uns à s’être lancés confidentiellement dans cette aventure. On s’en souviendra comme des membres d’une secte, des sortes de sâdhus poétiques tenant absolument à ce qu’on radiographie l’œsophage du texte pour apporter la preuve scientifique qu’il se nourrit de sa seule impossibilité. On louait leur exigence en se ruant sur le premier roman policier venu. Mais le rêve flaubertien était enfin réalisé, « d’un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut ». Même si bien entendu il n’était plus question de style, auquel le clown blanc avait substitué le concept d’écriture, lequel a cet avantage de ne plus faire de différences sur l’échelle poétique (on a retiré l’échelle, on s’accroche aux mots) et de niveler les talents, la chose est entendue, tous écrivains pourvu qu’on sache écrire « Bons baisers de La Bourboule » au dos d’une carte postale représentant une station thermale à l’architecture belle époque ceinturée de montagnes. Test réussi. Écrivain comme tout le monde. Bon pour l’aventure du texte. Demeurait le problème des illettrés, qui même dans une configuration ultrafavorable pouvaient se sentir exclus, mais on comptait sur la révolution pour « arranger ça ».

Une fois le grand déblaiement accompli — le récit, les personnages, le réel, le sujet, l’auteur — tout le poids de la création reposait sur la seule forme, sur la manière en somme, autant dire sur la pose. Comment dire sans le dire la même chose mais autrement : baisers Bourboule bons de La, La baisers Bourboule de bons, de baisers Bourboule bons La, etc. ce qui nous rappelle inévitablement quelqu’un. Cauchemar, un bourgeois qui plus est avec une prétention de gentilhomme, et pour les aristocrates voir la lanterne où ils pendent. Alors allons plus loin : prenez toutes les lettres composant ce merveilleux souvenir de la station auvergnate, et redistribuez-les de manière aléatoire (je pourrais donner un exemple, mais comme on a forcément mieux à faire, tout le monde aura compris). Voilà qui est mieux. Mais cette soumission à la ligne, les lettres alignées au cordeau pour faire des lignes, ça sent encore la parade militaire ou les sillons de la charrue, on peut pousser plus loin encore, se montrer plus radical : ces lettres, vous les jetez en vrac au dos de la carte postale, comme si elles tombaient d’un cornet à dés sur une piste. En gardant cependant intacte et bien lisible la signature car, cette œuvre, il convient de la signer. Si vous n’êtes moderne que pour vous-même, à quoi bon. La modernité est une aire de jeu comme une autre qui implique des acteurs et des spectateurs, mais comme la partition entre les deux groupes avait quelque chose de fasciste, qu’on pouvait y voir une sorte de version contemporaine de la dialectique du maître sur le plateau et de l’esclave au parterre, on prenait les spectateurs par la main et on les faisait monter sur scène en les invitant à pousser la tyrolienne, ou bien les acteurs descendaient dans la salle et s’asseyaient sur vos genoux, une bougie allumée à la main, vous fixant droit dans les yeux, distinction abolie, tous artistes. Maintenant vous glissez la carte dans une boîte aux lettres. Il est possible que vous vous fâchiez avec un oncle ou un ami, mais plus sûrement la carte finira bien en vue sur le buffet du salon, côté station thermale cependant.

Dans ces conditions on peut s’étonner qu’on n’ait pas poussé le processus de désintégration jusqu’à son terme, qu’on n’ait pas décrété à son tour la mort de la langue, puisqu’il ne manquait qu’elle dans cette suite de faire-part de décès. Ce qui eût été, de toutes ces morts annoncées, sans doute la plus vraisemblable. La décomposition générale était en bonne voie. On aurait pu ainsi procéder à une sorte d’autopsie de la langue morte. Ce qu’on a fait d’une certaine façon. On voyait bien qu’elle perdait pied, qu’elle n’était plus ce qu’elle avait été, rayonnante, diffusant ses lumières au reste du monde, glissant maintenant avec le pays auquel elle était encordée, lui en voulant, au pays, de l’avoir entraînée dans son déclin, rageant de n’être plus dominante, cédant à vue sous les coups de boutoir de l’anglais qui colonisait les enseignes des magasins, de ses groupes de musique aux refrains planétaires, cette impossibilité désormais de chanter en français que l’on vivait avec un sentiment d’éviction, preuve par neuf que le français avait rejoint le rayon des langues mortes, au point de s’accrocher avec mélancolie aux derniers feux de l’alexandrin aragonien mis en musique par des chanteurs à la voix gominée, quand la poésie, avec l’invention du vers libre, lui avait fait un sort depuis près d’un siècle, ce qui était, ce retour en arrière, une sorte d’aveu à travers lequel on reconnaissait ne plus être en phase avec son temps et prendre plaisir à entendre aligner à nouveau les douze boules du boulier comme les douze coups de la messe de minuit le soir de Noël, allant jusqu’à se revendiquer « foutrement moyenâgeux » ainsi que le chantait Brassens, le poète en second de Sète, confondant la vulgarité du Père Duchesne et Villon, sur lequel on se jeta en désespoir de cause parce qu’il incarnait, au milieu de cette débandade de la langue et du pays, une sorte de folklore national de pacotille, nostalgique et désuet, rassurant pour qui ne voulait pas voir la réalité en face, cette perte de crédit, rimant du simili-Hugo avec une grosse pincée de gauloiseries, voilà qui donnait le sentiment de la France éternelle, coincée entre les faux fauteuils Louis XV et le faux buffet Henri IV qu’offraient dans le même temps les magasins de meubles, le tout résonnant à l’unisson dans les salles à manger dominicales. De là à l’élever au rang de trésor national, c’était lâcher la poésie pour la chambre d’écho, mais il tint son rôle de conservateur de la langue comme ces substances que l’on glisse dans les conserves, d’un état antérieur fantasmatique de la langue, d’où les tournures, les thèmes et les prénoms surannées, les Margot et autres, qui à moi me fichaient le cafard et consolaient les inconsolables du pays perdu, et ce au même moment encore où, pour tenter de suivre le rythme imposé par les merveilleuses mélodies de McCartney et ne pas paraître dépassés, nous en étions à chanter dans un baragouin d’anglais pour tenter de faire illusion, baragouin appelé « yaourt » qui pouvait passer pour un héritage du lettrisme et un modèle de déconstruction, déconstruction spontanée, par opposition au travail conscient de sape de la langue à quoi nous conviaient les doctrinaires pour obtenir notre brevet de modernité littéraire.

Sous couvert de s’introduire dans le texte et d’y dénoncer les confusions de sens, la « déconstruction » renvoyait à la « reconstruction » du pays, dont elle était le processus inverse. Quand la reconstruction s’aveuglait de sa croissance vertigineuse et pouvait se raconter que les plaies de la guerre étant à présent cicatrisées tout repartait comme avant, c’est-à-dire comme en quatorze, la déconstruction, via l’analyse du texte, se livrait à une dissection du grand corps, actant ainsi sa disparition. Officieusement ce qui était présenté comme un travail sur la langue au nom de la modernité n’était que le constat de son inactualité et de sa mise à la casse pour inemploi après qu’elle eut fait son temps. Toute mise à la casse impliquant de briser, de piler, de fragmenter, c’est à ce travail de ferrailleur que l’on doit ce qu’on appela, en le hissant au statut d’art poétique, « l’art du fragment ». Et ceci même pas avec l’idée de reconstituer le corps à partir d’un bout d’os comme à partir d’une vertèbre Cuvier reconstituait un gros lézard du jurassique. Non, ce bout d’os ne renvoyait qu’à lui-même, qu’à sa forme de sacrum ou de métatarse. Ce qui était une façon de dire, ce rétrécissement d’horizon jusqu’au détail, qu’on n’avait plus la vue sur tout, comme du temps où l’énorme Balzac serrait dans ses bras l’état civil. Ce qui était aussi une manière d’en finir avec la persistance rétinienne du mythe de l’universalité de cette langue et de sa puissance urbi et orbi.

Il n’y avait pas si longtemps, en pleine déconfiture, alors que le pays était occupé par les Allemands et qu’une partie collaborait avec l’ennemi, Jules Romains, archétype de l’écrivain français, normalien, agrégé de philosophie, ayant entrepris dans une série-fleuve de vingt-sept volumes d’inventorier simultanément toutes les couches de la société, vantait à Mexico où il s’était réfugié le Génie de la France, appelant à la rescousse les mânes de Voltaire, dont on oublie toujours le lèche-couronne, l’épître CXI à Catherine II, aussi lamentable que l’ode à Staline d’Éluard ou Aragon. Et Victor Serge qui assistait à la conférence de conclure en bon révolutionnaire : « incurable médiocrité petite-bourgeoise, cadavérique ». Il s’agissait bien d’un cadavre, enseveli sous les vingt-sept volumes des Hommes de bonne volonté. (Breton encore, à la mort d’Anatole France : « Pour y enfermer son cadavre, qu’on vide si l’on veut une boîte des quais de ces vieux livres
qu’il aimait tant
et qu’on jette le tout à la Seine. Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la poussière.
») Mais pas de veine pour les enfants de la famille cadavérique, le clown blanc et sa clique, arrivés trop tard eux aussi, réduits désormais à jouer dans un bac à sable, s’acharnant dépités à mettre la langue en morceaux pour la punir de ne plus leur offrir le limbe universel dont elle parait les ancêtres. De tous côtés les digues s’effondraient. Et maintenant c’était le chant. Or un pays privé de chant est un pays aphasique. Afin de justifier ce mutisme (que l’on « entend » dans les films de Bresson et de Tati, des quelques mots de Jour de fête à la bande « bruitiste » de Trafic pour le second, les seuls cinéastes authentiques au fond), il se trouvait toujours quelqu’un pour prétendre que le plus beau poème de Rimbaud suite à son abandon de la poésie (« je ne m’occupe plus de ça », avait-il dit avec un petit sourire narquois à Delahaye la dernière fois qu’il revit son ami à Charleville), c’était son silence. Ah, le silence abyssinien abyssal de Rimbaud. Du moins faisait-il beaucoup parler, au lieu qu’on voyait un des sectaires sâdhus, lequel réfléchissait douloureusement au pourquoi écrire, se flagellant à chaque mot exprimé, s’imposer une cure de silence de quinze ans. Ce qui de fait semblait la solution la plus sage. Mais l’idée perdure, de ce silence qui n’en dirait pas moins. On entend encore, ici et là, des auteurs timorés, confortés dans leur analyse par un hochement de tête approbatif des doctes, expliquer que l’important dans leur œuvre, et dans tout œuvre tant qu’on y est — ce qui permet de réduire à rien la concurrence —, ce n’est pas tant les lignes écrites, que ce qu’il y a entre les lignes. Euh, du blanc, non ? À moins d’utiliser le jus de citron ou l’encre sympathique. Mais le silence de Rimbaud était devenu le point sublime de la création. Avec cette réserve cependant qu’il s’était fait marchand, autant dire qu’il s’était vendu au Capital. Le ratage de la vente des fusils à Ménélik avait heureusement fait capoter ses rêves d’enrichissement rapide. D’où l’on peut quand même se demander : son genou tenait bon, ses affaires florissaient, sa ceinture d’or autour de la taille gonflait, comment eût-on jugé sa poésie ? Un Rimbaud replet, retour au pays, bourgeois installé de Charleville, ayant fait fortune dans le négoce et assis sur une pile d’invendus d’Une saison en enfer ? Auquel aurait rendu visite le petit Claudel ? Impossible à imaginer. Même la fiche de police n’arrivait pas à y croire, qui notait : un sieur Rimbaud se disant négociant. À d’autres, quoi. La propre nièce de Rimbaud, la fille de Frédéric, son ivrogne de frère, que le jeune Alain Borer eut l’idée de visiter dans sa maison de retraite, nonagénaire, quelques semaines avant sa mort, et dont les yeux myosotis signaient l’ascendance, avait bien compris qu’on ne pouvait rien en attendre de bon. Évoquant la dureté de la mère Rimbe, qui, la première fois qu’elle vit sa petite fille, lui donna un coup de pied, elle se montrait compatissante envers l’oncle vagabond. « C’est pour ça qu’il n’a pas bien réussi », concluait-elle. Elle avait raison. Réussir, c’est une fin. Rimbaud ne pouvait pas finir. Encore moins finir bien. Toute sa poésie est adossée à la colline misérable de Harar.

La langue n’était pas complètement passée au travers des fatwas des inquisiteurs, bien sûr, elle s’était fait taper sur les doigts, elle avait subi la question : Fasciste, avait dit d’elle le clown blanc qui, bien que réhabilitant les fondamentaux (le roman, le pathos), s’engageant désormais devant témoins à faire son Proust, entendait quand même démontrer qu’il avait bien l’intention de garder la haute main sur les affaires courantes, donnant avec cet oukase sur la langue un dernier coup de pied de l’âne pour ne pas laisser penser qu’il basculait dans le camp de la réaction. Il lui fallait avancer en se couvrant sur sa gauche. Sartre, toujours très en verve, très sûr dans ses jugements, avait pointé le danger, qui avait accusé Proust de se faire « le complice de la propagande bourgeoise ». À noter que l’Union des écrivains soviétiques avait signifié son exclusion à Boris Pasternak, après son prix Nobel, dans les mêmes termes, l’auteur du Docteur Jivago « devenu une arme de la propagande bourgeoise » rejoignait dans l’opprobre « l’écrivain français réactionnaire Camus ». D’où l’on comprend mieux le refus par le même Sartre de son propre prix Nobel, six ans après celui de Pasternak, sept ans après celui de Camus, dans le souci de ne pas froisser le grand frère soviétique. Très précisément ce que Lénine appelait « l’idiot utile ». (Le même idiot utile, à son retour de Moscou en 1954 : « La liberté de critique est totale en URSS et le citoyen soviétique améliore sans cesse sa condition au sein d’une société en progression continuelle. ») Aux dires de Souslov, l’idéologue du régime, propos rapportés par Vassili Grossman à qui on refusait la publication de Vie et destin, le Docteur Jivago leur avait fait beaucoup de tort. Pas question pour l’idiot de planter avec son prix une nouvelle banderille dans le corps glorieux du socialisme scientifique.

Donc fasciste, la langue, complice de la propagande bourgeoise, mais curieusement l’accusation n’avait pas réclamé sa mise à mort quand il eût été logique de la faire monter sur l’échafaud à la suite du roman et de l’auteur, tous deux émanation de la classe dominante honnie. Sans doute que le procureur avait compris qu’en l’envoyant à la mort il se privait lui-même de son arme fatale. Toujours cette histoire de la scie, de la branche et de l’arbre. On se proposait plutôt de la rééduquer idéologiquement par le camp de travail, l’obligeant à relever poétiquement le mode d’emploi de la chignole, la recette du riz pilaf ou la composition d’un comprimé pharmaceutique. Au nom de quoi avait-on décidé que Le Bateau ivre était supérieur à la liste des courses, sinon au nom de la propagande bourgeoise ? La littérature était invitée à réapprendre l’humilité, comme les lettrés dans les campagnes chinoises brouettaient du lisier pour se purger des miasmes de la pensée droitière confucéenne. Nettoyée de ses ferments fascistes, la langue pouvait servir encore, brique primitive de la reconstruction révolutionnaire et radieuse sur la table rase du passé. À une condition, bien sûr : pas d’histoire, hein ? Car l’histoire, on a beau faire, c’est toujours se retourner. Et se retourner, c’est le geste réactionnaire par excellence.

Mais se retourner, on n’y pensait même pas. Et moi encore moins qui savais que dans mon dos on trouvait toutes les verges pour me faire battre : le petit commerce, la bigoterie et la campagne. Autant d’infréquentables. Les comités d’épuration avaient bien fait leur travail. L’interdit de raconter, qui semble invraisemblable, un documentaire sur Lévi-Strauss, réalisé dans ces mêmes années pour la télévision, nous en apporte pourtant un témoignage. Le journaliste qui mène l’entretien a par ailleurs donné ce que la télévision a produit de meilleur, selon cette conception ancienne qu’elle constituait le medium idéal pour diffuser la connaissance la plus large à destination du plus grand nombre, mais il est tellement intimidé de prendre la parole devant le pape du structuralisme, au nom de quoi, allié à d’autres mouvements d’avant-garde, on avait fini par condamner le récit, qu’il balbutie : « Je voudrais que vous essayiez » — il s’arrête — « j’allais dire » — il ravale sa salive — « de raconter » — s’en veut d’avoir lâché le mot, se reprend — « raconter c’est un peu, bon ». Et le pape qui se fiche de ce qu’on a pu faire en son nom, impérial dans son fauteuil en cuir de son bureau du Collège de France, se porte en riant au secours du pauvre journaliste : « Ma première rencontre avec les Bororos ? Vous savez, je vois ça comme si j’y étais. » Et il raconte : « Nous étions arrivés en camion par une très mauvaise piste jusqu’à un endroit où on nous avait dit qu’on trouverait un petit village, c’est-à-dire quelques huttes de paille, et des piroguiers » et il poursuit sans ciller son récit d’aventure amazonienne. Le pape peut se permettre. Mais on entend comment, dans un pays libre, sans pression particulière sinon celle s’exerçant sur les esprits, un homme sincèrement amoureux des lettres, le journaliste, se censure en direct. On entend que raconter, même le mot est indicible. Il s’excuse de l’avoir bêtement prononcé, se couvre de cendres. Pour les sceptiques et les saint Thomas, on trouve ce témoignage sur le site de l’INA. Ce qui veut dire que la ligne, dès lors qu’on se plaçait sous l’autorité des maîtres-penseurs, se réduisait à ceci : Le Texte, rien que le Texte. Il n’y a pas d’autre aventure que l’aventure de l’écriture, l’aventure de la phrase. On trouve trace encore de cette ligne alors qu’on pourrait la croire disparue, anéantie par son propre dessèchement, incapable de résister à la pression de l’histoire, c’est-à-dire de l’Histoire qui en ce soc` siècle avait beaucoup à nous raconter. Quelques procureurs fossiles mènent toujours la lutte, ce qui m’a rappelé ces soldats japonais qui, des années après Hiroshima, continuaient de résister dans la jungle birmane. Récemment, c’est-à-dire quarante ans après, j’ai reçu un message électronique m’annonçant la bonne nouvelle : « La question du
texte
est en cours d’élucidation radicale, aujourd’hui, semble-t-il, avec la nouvelle discipline intitulée textique
» (en réalité le terme est imprimé en majuscules et en gras pour en traduire toute l’importance, mais comme ce n’est pas dans mes habitudes, ce qui de plus donnerait l’impression d’une révélation et d’une adhésion, je ne m’y résous pas). Mais j’ai bien fait de ne pas attendre l’élucidation radicale du grand soir de la textique. Quarante ans après, Archimède sortant tout racorni de son bain et hurlant « j’ai trouvé » ? Quoi ? L’éternité ? Il eût été également trop tard pour moi. Mais pour l’heure, bien en phase avec les mots d’ordre de ma jeunesse, la question du quoi écrire repoussée avec mépris, il était bien temps de me demander comment j’allais écrire. »

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