Jamais un scandale n’abolit l’esclavage (Rome 326 av. J.-C.)

Mohamed

On se souvient de Mohamed Bouazizi, ce jeune vendeur tunisien dont l’immolation en 2010 parut déclencher le printemps arabe.
Nous savons aujourd’hui la part de mythe qui s’est logée dans cette histoire et c’est pour elle qu’on la raconte encore. Pour protéger, non « la révolution » mais les acquis : le nouvel « ordre » et surtout les désordres dont il est l’alibi.

Les victimes innocentes, ordinairement on les oublie.
Il n’y a donc pas de scandale innocent.
Ceux qui changent l’ordre établi sont orchestrés par de grands intérêts.

Ce mécanisme est de toujours.
C’était déjà le cas en 326 av. J.-C. à Rome lorsque le jeune Publilius échappa, couvert de sang, au maître qui voulait le violer. Tite-Live met en scène l’émotion populaire, suivie de la juste réaction du Sénat.Racontée à sa manière, l’anecdote illustre parfaitement l’union sacrée (Senatus populusque romanus) qui fonde la Rome républicaine. Elle énonce également un principe : jamais les Romains, même jeunes, n’acceptent l’esclavage. Hommes libres, leur vie est à eux et à la Ville. Pour les défendre, ils se battent, s’il le faut, jusqu’à la mort.
Telle est sans doute la teneur du discours qui fut tenu ce jour-là par Quintus Publilius Philo, le père du jeune homme concerné. D’origine plébéienne, il savait s’adresser au peuple et, brillant consul (il le sera quatre fois), il était écouté des puissants.
Le drame vécu par ce pauvre garçon (que son très honorable père avait mis en gage) aurait pu être l’objet d’une comédie ou d’une épigramme polissonne (les Romains n’étaient pas à ça près). L’affaire ayant été rendue publique par la bêtise de l’ignoble Papirius, l’éloquent Quintus Publilius Philo retournera la situation. Lisant dans ce malheur privé tout le destin de Rome, ce qui en faisait une tragédie – celle que, trois siècles plus tard, Tite-Live (59-17 av. J.-C) nous raconte – il obtiendra tous les suffrages avec, accessoirement, l’effacement de sa dette, tout en mettant son nom sur une loi mémorable.
Le remise des dettes est un art incertain…

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Cette année la plèbe romaine entra, pour ainsi dire, dans une ère nouvelle de liberté: l’asservissement des débiteurs fut aboli ; le droit changea, grâce tout ensemble et à la luxure et à l’insigne cruauté d’un usurier, L. Papirius.
Il retenait chez lui C. Publilius, qui s’était livré pour répondre des dettes de son père :
l’âge et la beauté du jeune homme, qui pouvaient émouvoir sa pitié, n’enflammèrent que son penchant au vice et à l’outrage. Prenant cette fleur de jeunesse pour un supplément d’intérêt de sa créance, il essaya d’abord de le séduire par d’impudiques paroles; puis, comme Publilius fermait l’oreille à ses instances, il cherche à l’effrayer par ses menaces et lui représente par instants sa position. Voyant enfin qu’il avait plus de souci de l’honneur de sa naissance que de sa fortune présente, il ordonne qu’on le mette nu, et qu’on apporte les verges.
width=Déchiré sous les coups, le jeune homme s’échappe par la ville, se plaignant à tous de l’infamie et de la cruauté de l’usurier : les citoyens viennent en foule, émus de compassion pour sa jeunesse, indignés de son outrage; on s’échauffe, on craint pour soi, pour ses enfants un pareil sort ; du Forum, où on se rassemble, on court à la Curie. Et comme les consuls, surpris et entraînés dans ce mouvement, avaient convoqué le sénat, à mesure que les sénateurs entrent dans la Curie, on se précipite à leurs pieds, on leur montre le corps déchiré du jeune homme.
Ce jour-là, la violence et l’attentat d’un seul brisèrent un des plus forts liens de la foi publique: les consuls eurent ordre de proposer au peuple que jamais, sinon pour crime, et en attendant le supplice mérité, un citoyen ne pût être tenu dans les chaînes ou les entraves: les biens du débiteur, non son corps, répondraient de sa dette. Ainsi tous les citoyens captifs furent libres, et on défendit pour toujours de remettre aux fers un débiteur.

Tite-Live. Ab Urbe Condita, Livre VIII (XVIII, 1-9). Traduction: MM. CORPET – VERGER et E. PESSONNEAUX, Histoire romaine de Tite-Live, t. II, Paris, Garnier, 1904.

 

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