La civilisation comme illusion (1)

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Valéry est un de mes frères en pensée.
À vingt ans comme lui (qui en avait vingt-trois quand il écrivit sa « Soirée »), je me suis rêvé en Monsieur Teste.
Ce
frère
, je le suis resté. Comme Teste, « je me suis préféré » et je n’ai jamais été possédé par « la niaise manie » de mon nom.

De Paul Valéry (1871-1945), c’est moins sûr. Il a donné au public « le temps qu’il faut pour se rendre perceptible » et moi, bon public, j’ai suivi, l’âme vague, ses mystères poétiques.
L’âme vague peut-être mais le cœur froid, ce qui m’a fait préférer Georges Brassens, l’autre poète de Sète. D’où le grand rire qui m’a saisi lorsque j’ai découvert les efforts du colonel Godchot : « Essai de traduction en vers français du « Cimetière marin de Paul Valéry » (1933).

Tout cela n’en est pas moins maigre et sec. C’est donc à un autre Valéry que je reviens (mais je le fais tous les dix ans peut-être, à chaque étape de ma méditation politique), à l’auteur non d’une œuvre mais d’un vertigineux incipit :
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »

Je viens de relire ses « Essais quasi politiques » et certains de ses textes sur l’histoire. Sous le lien que voici, vous trouverez les extraits que j’en garde. Je vous les recommande.

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant…

Commençons comme il se doit par les deux lettres sur « La Crise de l’Esprit ».
Il y a le grand style bien sûr des premiers paragraphes. On le dirait ronflant s’il n’était que boursouflure (Victor Hugo a de telles pages), mais Valéry publie ceci en 1919 et c’est un premier bilan de la Grande guerre qu’il esquisse.

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées ; avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.

Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore. Il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées sont périssables par accident ; elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence.

Je n’en citerai qu’un exemple : les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? […]

La vie de Valéry fut ponctuée par trois lendemains de guerre :
1) naissance en 1871, au lendemain de celle, franco-prussienne, de 1870;
2) poète national au lendemain de la Première Guerre Mondiale;
3) et mort au lendemain de la Deuxième en juillet 1945.

Grands événements, notoriété considérable…

Il y avait pourtant chez ce petit homme (1,63 m) une modestie qui, en le gardant de bien des erreurs, le fit opter pour la justesse en toutes choses. D’où qu’on puisse le relire alors que tant d’auteurs de l’époque suscitent des hauts-le-cœur. La justesse, voilà ce qui en fait un témoin utile de ce qui pouvait se penser il y a presque un siècle, quatre-vingt-dix-neuf ans pour être précis puisque c’est le 28 juin 1919 que le traité de Versailles mit fin à la « Der des Ders ».

C’est là que Valéry est important. Le relire nous prouve que nous ne sommes pas au XXI° siècle : tout ce que nous pensons et projetons vient d’un XX° siècle retardataire, celui qui a commencé en 1919 sur cette vérité atténuée : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ».

Cette atténuation, ne la reprochons pas à Valéry : à 48 ans, il se sentait en pleine force, mortel peut-être mais bien vivant et, comme il le dit dans ses « Notes sur la grandeur et décadence de l’Europe », il était honnête homme, son ferme propos était de faire de son mieux, sa tête était solide, son esprit pouvait contempler distinctement les choses, se les représenter dans leur rapport et enfin, il était détaché de lui-même.

En somme, après l’horreur, n’était-il pas l’un de ceux dont la civilisation avait besoin pour se rétablir ? Médecins de l’âme européenne, ils formeraient une « société des esprits » (l’idée qui donnera naissance en 1922 à la « Commission internationale de coopération intellectuelle », noyau en 1946 de la future UNESCO). Primum non nocere, son premier devoir serait de ne pas nuire et donc ne pas désespérer.

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D’où l’exorde ex abrupto qu’il retint pour ouvrir le sujet.

Explicitons ses sous-entendus.

« Nous autres civilisations…»

Malgré l’innommable barbarie dans laquelle, quatre ans durant nous nous sommes vautrés, nous prétendons toujours être civilisés et moi, Valéry l’Européen, conformément aux traditions de ma tribu, je parle au nom de toutes les autres, grandes et petites, mais en les parant du titre honorifique de « civilisation ». Cette marque de respect les dissuadera de nous le refuser, voire de nous railler comme on le fera bientôt avec ce mot que l’on prête à Gandhi, ce meneur dépenaillé que Churchill traitait de « fakir » : à un journaliste qui lui demanda ce qu’il pensait de « la civilisation occidentale », il aurait gentiment répondu que « ce serait une bonne idée » !

« Nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »

En chiffres ronds, les morts de la « Der des Ders », c’est 10 millions de militaires, 9 millions de civils, mais aussi 50 à 100 millions de morts de la grippe « espagnole », plus que la guerre, bien sûr et, dans l’ordre des pandémies, d’un ordre de grandeur proche de la peste noire (1347-1352), 25 millions de victimes en Europe et trois à huit fois plus dans le monde.
Malgré ces pertes effarantes, quelque chose du monde ancien a survécu et nous, au moins, nous vivons. Alors, vivons pleinement, vivons de notre mieux et réaffirmons notre volonté d’être « la civilisation », même si elle est perçue un peu différemment par chacune des « Nations » dont nous espérons faire « Société ».

Voilà sommairement ce que Valéry avait en tête il y a un siècle mais…

L’hécatombe de 14-18 sonnait la fin du cycle amorcé par une autre, celle de la Peste Noire

Pour nous en faire une idée, prenons appui sur la Grande Peste du XIV° siècle évoquée ci-dessus, même si, jusqu’au XIX° siècle inclus, elle resta un phénomène récurrent. Quelles furent ses conséquences pour cette partie du monde dans laquelle Valéry s’essayait à voir un « petit cap du continent asiatique » ?

Il y en a quatre.

1) L’économie est dévastée. Féodaux et costaux se livrent au pillage, forment des grandes compagnies puis, fédérés par la guerre, font place à des monarques qui fédèrent à leur tour les coutumes sous l’empire de leur loi.

2) L’épidémie a manifesté l’ignorance de l’Église, la culture populaire est devenue morbide et l’imprimerie libère les esprits. Les clercs se divisent donc en invoquant la Bible et les Princes l’Antiquité, autant d’élans sanglants mais de grande envergure et grand style : ce qu’on appelle aujourd’hui « Renaissance ».

3) Ceux qui possèdent la terre, faute de bras, attirent les paysans en renonçant au servage. Désormais, le labeur lui aussi va devenir marchand.

4) Les marchands enfin, plus aventuriers que jamais, embarquent l’épée au poing pour de nouveaux mondes et inventent la colonisation.

Avant la Peste Noire, c’était la Chrétienté.
Après, ce sera « l’Europe » (voir « Le Grand Dessein d’Henri IV »), et l’idée politique de « civilisation », ce droit que nous nous sommes arrogé de conquérir le monde et, en attendant, tout ce qui était à portée.

La civilisation ? Une machine de guerre

330 ans plus tard (Henri IV est sacré roi de France en 1589), nous sommes en 1919 et Valéry qui n’était jusque-là qu’un poète « fin de siècle » prend la parole.
« Fin de siècle », nous le sommes tout autant, nous qui réfléchissons quatre-vingt-dix-neuf ans après ses « Lettres de l’esprit ».
Cela nous autorise à leur apporter deux grands correctifs.

1) Des cultes, des économies, des empires, l’histoire en est pleine, mais de civilisation, si l’on prend ce vocable au sérieux, il n’en est plus qu’une : la gréco-romaine, cette vieille idée de cité d’où nous venons qui est d’obtenir la paix par la victoire en partant d’une alliance de chefs de famille cimentée par des lois.
Mais toute victoire crée autant d’occasions en sa faveur que de coalitions contre elle. D’autres batailles s’ensuivent pour lesquelles il faut d’autres alliances, plus loin, plus haut plus large et à plus grande échelle, ce qui suscite de nouveaux adversaires, eux-mêmes bientôt à hauteur des menaces que nous sommes pour eux.
La guerre ne gagne donc pas de paix mais seulement des trêves.
Quant aux pratiques « civilisées », nées de la guerre contre les barbares parfois, mais surtout de la guerre entre cités, elles n’ont jamais visé que la domination. Cela se vérifie dans toutes les dimensions des cultures qui en ont résulté (je détaillerai cela une autre fois).

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2) Cette machine de guerre que nous appelons « civilisation » a désormais produit ses effets destructeurs sur l’ensemble du globe et ce n’est pas fini.
Les tués de la Première Guerre Mondiale ne nous avaient pas convaincus de faire sérieusement la paix.
« Hommes d’État, théoriciens et peuples, conservent l’idée de guerre, et tout ce qu’il faut pour que cette idée garde toutes les apparences de l’utilité », écrivait Valéry en 1933.
Quant à « la Société des Nations […], elle réunit des personnes qui représentent un système historique de concurrences et de discordes. Elles apportent à Genève la meilleure volonté du monde, mais avec elle, une charge d’arrière-pensées, et l’habitude invincible de vouloir obtenir quelque avantage aux dépens d’autrui. »

Les morts causées de la Seconde Guerre Mondiale (22 à 25 millions de militaires, 37 à 55 millions de civils) n’ont pas eu plus d’effet. Depuis 1945, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France se sont impliqués chacun dans plus de vingt conflits armés, sans compter les opérations « secrètes » et tentatives de coup d’État.
Et si l’on suppose que l’avenir est fonction, certes des situations, mais aussi des budgets d’armement, on trouve en tête pour 2018, non seulement les « usual suspects » (les États-Unis, la Chine, la Russie, la France et le Royaume-Uni) mais aussi l’Arabie Saoudite en troisième position, avant la Russie et l’Inde, juste après.

Indicatif aussi est le degré de militarisation des pays concernés. Pour s’en donner une idée, le BICC (Research for a more peaceful world) produit un « Global Militarization Index » qui combine trois indices : le premier associe les dépenses militaires, le produit national brut et la part consacrée aux dépenses de santé ; le second compare la proportion de militaires avec celle des médecins ; et le troisième met en rapport les armes lourdes avec le nombre d’habitants.
Classement final ?
1. Israël. 2. Russie. 3. Singapour. 4. Arménie. 5. Jordanie. 6. Corée du Sud. 7. Chypre. Etc. La Biélorussie vient en 12° position, l’Algérie en 14° et le Maroc en 20°. L’Arabie saoudite, malgré sa richesse, est à la 17° place. Les grands marchands d’armes, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, sont en 20°, 60° et 64° position, l’Inde (82°) et la Chine (87°) restant encore loin derrière.

Il y aura donc encore des conflits locaux et, puisque nous sommes dans un monde hyper-connecté, ils rayonneront.
Jusqu’à quel point et prioritairement de quelle manière ? C’est la seule incertitude mais nous serons tous affectés.

En 1928, Valéry écrit :
« La grande affaire des politiques était, elle est encore pour quelques-uns, d’acquérir un territoire. On y employait la contrainte, on enlevait à quelqu’un cette terre désirée, et tout était dit. Mais qui ne voit que ces entreprises qui se limitaient à un colloque, suivi d’un duel, suivi d’un pacte, entraîneront dans l’avenir de telles généralisations inévitables que rien ne se fera plus que le monde entier ne s’en mêle, et que l’on ne pourra jamais prévoir ni circonscrire les suites presque immédiates de ce qu’on aura engagé. »

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