La dette, trace dénaturée des réciprocités intimes

Depuis l’Antiquité, nous devrions savoir que la notion de « dette », comme tant d’autres, est caduque dès qu’on l’étend au-delà de l’instant et du proche. Pourtant, la tentation est grande de la projeter au-delà des réciprocités immédiates dont elle est une composante essentielle.
Pauvres et personnes éduquées sont bien conscients des perversités d’une telle extension, mais ils résistent « naïvement » à l’idée d’en nier le principe : il faut payer ses dettes.

Pourquoi ce principe est-il « naïf » ?

Parce que nous anticipons l’inconnu en y projetant du connu et que, pour décrypter les ignorances qui nous inquiètent, nous bricolons des hypothèses à partir de l’expérience acquise.
On ne saurait faire autrement mais voici le problème : si elles échouent, nous faisons de notre mieux pour les maintenir au prix de corrections qui en préservent l’essentiel.

Cet « essentiel », quel est-il ?

Chacun répondra ici que c’est son droit à l’existence, celle du « sujet » qu’il prétend être, de ses croyances, de son identité et de ses intérêts ; celui du droit de vivre du « je » qui s’est formé dans les premières réciprocités, et porte publiquement les responsabilités exigées par ses réseaux d’existence.

Ce « je » n’est donc qu’un écran protecteur, celui du « je pense donc je suis ».
Socialement, il est pensé pour nous protéger d’autrui mais, intimement, sa fonction est d’éviter l’angoisse de plonger en deçà du seuil où je peux encore m’envisager : dans l’expérience de l’autre.

L’expérience de l’autre ?

Pour tout humain, la réciprocité est originelle et, quoique sans cesse bricolée, elle reste la matrice de tous nos savoirs [1].

Certains ont la chance d’avoir bénéficié d’un environnement protecteur aux premiers temps de leur « existence » [2].

Progressivement, ils s’ouvriront au monde en apprenant à circonscrire la zone de pertinence des expériences fondatrices, sans pour autant s’en amputer. Elles sont nécessaires car nous en vivons mais, passée la frontière des réciprocités vivantes, même si on s’efforce encore de partager la mémoire de ces expériences, elle prend la forme de « mythes » dont le ticket n’est plus valable.

[1] De ce fait, ils sont irréductiblement anthropomorphes.
[2] Sans cela, un traumatisme ancre les malheureux sur une croyance archaïque.

À l’entrée dans le territoire des pouvoirs

Ce qui était natif ou naïf est devenu « culturel ». On le qualifie désormais de « naturel », ce qui marque son entrée dans le territoire des pouvoirs : ici, il faut payer, on n’a pas le choix puisque c’est « naturel ».

La contrainte est donc de mise, sous menace de mort, quels que soient les déguisements dont on la pare.

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Permis de tuer à tous les étages

Avec l’habitude, on cesse d’y penser et l’on nomme « traditions, cultures ou civilisations » les ensembles qu’ils composent.

La « dette » n’est qu’un de ces déguisements de la contrainte. Elle est la trace dénaturée des réciprocités natives après l’exil dans l’espace des pouvoirs.

Entrez dans la civilisation : on y délivre des permis de tuer à tous les étages !

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Auteurs à lire aujourd’hui sur le thème de la dette

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Michael Hudson
Eric Toussaint
Ray Dalio

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