Le Grand Dessein d’Henri IV

width=Si la guerre est affaire d’État, la paix l’est également. Mais cette paix, comment la faire alors, si ce n’est par la guerre ?
Ce paradoxe est illustré par le Grand Dessein d’Henri IV, tel que nous le rapporte Sully au dernier Livre (XXX) de ses Mémoires.

On y découvre qu’Henri-le-Grand « voulait rendre la France éternellement heureuse ; et comme elle ne peut goûter cette parfaite félicité, qu’en un sens toute l’Europe ne la partage avec elle, c’était le bien de toute la Chrétienté qu’il voulait faire, et d’une manière si solide, que rien à l’avenir ne fut capable d’en ébranler les fondements ».

Beau projet mais, pour y parvenir, le bon roi imaginait de coaliser les armées de toute l’Europe (270 000 hommes d’infanterie, 50 000 de cavalerie, 100 canons, et 120 vaisseaux ou galères) contre la maison d’Autriche, le grand-duc de Moscovie et le sultan de Turquie !
La première, désormais cantonnée à l’Espagne, s’en contenterait (espérait-il) en se voyant attribuer le Mexique avec les îles de l’Amérique qui lui appartiennent et ses autres possessions en Asie. Quant au czar de Grande-Russie et au Grand Turc, on leur reprendrait l’Europe, quitte à leur laisser toute liberté ailleurs.
Il serait alors possible « de partager avec proportion toute l’Europe entre un certain nombre de puissances, qui n’eussent eu rien à envier les unes aux autres du côté de l’égalité, ni rien à craindre du côté de l’équilibre ». Au nombre de quinze, ces puissances seraient « de trois espèces » : six monarchies héréditaires (France, Espagne, Angleterre, Danemark, Suède, Lombardie), cinq monarchies électives (Empire, Papauté, Pologne, Hongrie, Bohême) et quatre républiques (Venise, Italie, Suisse, Belgique).

Leurs délégués composeraient ensemble un « conseil général de l’Europe » dont le modèle avait été pris « sur celui des anciens Amphictyons de la Grèce », la ligue de Délos par exemple.

Au moment de son assassinat par Ravaillac, le roi était donc
à la veille de se mettre en marche en corps d’armée, droit à Mézières
 » pour joindre « les deux armées que faisaient avancer de leur côté les princes d’Allemagne et les Provinces-Unies ».
Nous sommes loin des clichés sur
le bon roi Henri
: son Grand Dessein préfigure ceux de Napoléon et, songeant à son« conseil général », on se prend à songer au nôtre.

La statue équestre du Pont-Neuf

width=Faire la guerre pour assurer la paix, c’est ce qu’illustre la statue équestre d’Henri IV qui orne le Pont-Neuf.  Elle fut érigée en 1818 sur décision du Conseil municipal de Paris en avril 1814.
Le calendrier était serré…
– Le 11, le traité de Fontainebleau attribuait l’île d’Elbe à Napoléon.
– Le 14, il est signé par Napoléon.
– Le 18, le Conseil municipal décide de rétablir au Pont-Neuf la statue d’Henri IV a battu pendant la Révolution.
– Le 20, Napoléon fait ses adieux à Fontainebleau.
– Le 23, le Conseil municipal de Paris décide de manifester ses convictions monarchistes en lançant une souscription nationale : « La statue de ce bon roi est un monument populaire qu’il appartient au peuple d’élever, que ce sera un nouveau gage de son amour et de sa fidélité pour ses rois, que c’est surtout dans un moment où les augustes descendants de Henri IV viennent remonter sur le trône de leurs pères qu’il faut reproduire cette image si chère à la France. »

width=Il était temps : le 24, Louis XVIII débarque à Calais ! Paris, pour accueillir le Bourbon, exhume le premier roi de la dynastie.
Le dernier fait son entrée à Paris le 4 mai. A toute vitesse, on est parvenu à édifier une statue provisoire en plâtre devant laquelle le carrosse du roi s’arrête quelques instants.

Pour le bronze et son socle définitif, 7070 souscripteurs contribuèrent à la gloire du nouvel Henri IV, non sans une part de revanche contre l’équipée napoléonienne : le bronze de la statue définitive fut récupéré sur la statue du général Desaix qui avait été dressée en 1810 sur la place des Victoires. Il est vrai qu’elle avait choqué les Parisiens : il était seulement paré d’une héroïque nudité !

Que représente alors Henri IV ?

Au-delà de sa fonction dynastique, le dernier des Henri jouit d’une popularité donc aucun des Louis (XIII, XIV, XV, XVI) qui lui ont succédé ne peut se prévaloir.
width=Populaire, il ne l’était pas de son temps : ses changements de religion, ses guerres, ses dépenses lui valaient alors bien des rancœurs et des inimitiés, manifestées par de nombreuses tentatives d’assassinat.
Son assassinat par Ravaillac en fera un martyr et les efforts difficiles des régentes et cardinaux qui lui succèderont feront regretter le pouvoir d’un vrai roi. L’absolutisme ensuite excitera chez les Libertins l’envie de se réclamer du « bon roi Henri » pour légitimer la tolérance en religion (Edit de Nantes, 1598), la liberté des mœurs (le Vert-Galant), et le souci du peuple (la poule-au-pot).

Liberté des moeurs et intérêt pour le peuple, ces deux thèmes ont fusionné dans la légende de Fleurette, la fille d'un jardinier de Nérac qu'Henri de Bourbon aurait séduite et abandonnée.
La municipalité, loin de s'en offusquer, nous a laissé de la belle jeune femme une image suggestive qui invite à pardonner au galant...

width=

Parmi les traces de cette popularité, valent d’être mentionnées…
La Henriade (1723) de Voltaire, dont un exemplaire sera enfermé en 1818 dans la statue du Pont-Neuf ;
– la chanson Vive Henri IV (1774) dont la mélodie, très populaire, permettait d’entonner en chœur Le Retour des Princes français à Paris qui fut l’hymne national de la Restauration ;
– le Henri IV d’Alexandre Dumas (1855), d’abord publié en feuilleton dans la série des Grands hommes en robe de chambre (Henri IV, Louis XIII et Richelieu, César) ;
– et, plus tard, l’imagerie d’Épinal et les manuels scolaires.

width=

La tyrannie de la Maison d’Autriche

Le Grand Dessein d’Henri IV contre la maison d’Autriche s’apparente à la Ligue de Délos grecque contre les Perses, aux Traités de Westphalie (1648) qui mit fin à la guerre de Trente Ans et à la guerre de Quatre-Vingts Ans, au projet de Napoléon d’unifier l’Europe contre l’Angleterre, à la Sainte Alliance d’Alexandre I contre Napoléon, à la coalition des Alliés contre l’Allemagne hitlérienne, à la formation de l’Union européenne dans le contexte de la Guerre Froide, et peut-être aujourd’hui au mouvement des nations suscité par l’hégémonie américaine.

Face à la maison d’Autriche, tout commença par le projet qu’eut Philippe II d’Espagne de conquérir l’Angleterre protestante d’Élisabeth I en se dotant d’une extraordinaire flotte d’invasion : la « Grande y Felicísima Armada », projet auquel, tempête aidant, il fallut renoncer en 1588.
Les Espagnols n’en restaient pas moins redoutables.
Le Grand Dessein se nouera finalement en 1601, à l’occasion d’une mission secrète de Sully (qu’on apelle alors M. de Rosny) à Londres où il rencontre la reine…

width=

« Elle me tira à quartier […] afin de pouvoir m’entretenir en liberté sur l’état présent des affaires de l’Europe : ce qu’elle fit avec tant de netteté et de solidité, en reprenant les choses depuis le Traité de Vervins (1598), que je convins que cette grande Reine était digne de toute la réputation qu’elle s’était acquise dans l’Europe. Elle n’entrait dans ce détail que pour montrer la nécessité où était le Roi de France, de commencer de concert avec elle les grands desseins que l’un et l’autre méditaient contre la maison d’Autriche : nécessité qu’elle établissait sur les accroissements qu’on voyait prendre chaque jour à cette Maison. Elle me rappela ce qui s’était passé à ce sujet en 1598, entre le Roi et les Ambassadeurs Anglais et Hollandais ; et me demanda si ce Prince ne persistait pas toujours dans les mêmes sentiments, et pourquoi il différait tant à mettre la main à l’œuvre.
Je satisfis à ces demandes d’Élisabeth en lui disant. Que Sa Majesté très chrétienne pensait en ce moment comme elle avait toujours pensé : Que ce n’était pour aucune autre fin qu’elle faisait provision d’argent, de munitions et d’hommes de Guerre, mais qu’il s’en fallait encore beaucoup que les choses ne fussent en France, au point où il fallait qu’elles fussent, pour entreprendre de détruire une Puissance aussi affermie que celle des Princes Autrichiens, ce que je justifiais par les dépenses extraordinaires que Henri avait été obligé de faire depuis la Paix de Vervins, tant pour les besoins généraux de son État, que pour réprimer les entreprises des séditieux, et pour la Guerre qu’il venait de finir avec la Savoie. Je ne dissimulais point à cette Princesse ce que j’ai toujours pensé sur cette entreprise : C’est que quand même l’Angleterre et les Provinces-Unies feraient tous les plus grands efforts dont elles sont capables contre la Maison d’Autriche, à moins qu’elles ne soient aidées de même de toutes les forces de la Monarchie Française, à qui le premier rôle dans cette Guerre tombe de droit par mille raisons ; la Maison d’Autriche en unissant les forces de ces deux branches, pouvait sans peine non seulement se soutenir contre elles, mais encore rendre la balance égale.
Or n’était-ce pas une entreprise inutile et même pleine d’imprudence, de n’employer pour saper cette Puissance formidable, que les mêmes moyens par lesquels on se tiendrait simplement sur la défensive avec elle ? Qu’il était donc indispensable d’attendre encore quelques années à se déclarer ; pendant lesquelles la France acquerrait ce qui lui manquait, et, pour mieux assurer le coup qu’on préparait contre l’Ennemi commun, travaillerait avec ses Alliés à faire conspirer dans la même vue les Rois, Princes et États voisins, principalement ceux d’Allemagne, qui sont le plus fortement menacés de la tyrannie de la Maison d’Autriche.
La manière dont je m’exprimais fit aisément comprendre à la Reine d’Angleterre, que c’était moins mon sentiment que celui de Henri, que je lui exposais. Elle me le donna à entendre, en avouant qu’elle le trouvait si raisonnable, qu’elle ne pouvait pas y point conformer le sien. […]

Mémoires de Sully. Edition de 1752. Tome IV. Livre XII. pp. 34-36.

Contenir une trop ample domination

Contenir
ceux de la maison d’Autriche et de sa dépendance
,
voire les réduire à proportion des autres
dominations
d’Europe en vue qu’elles se constituent en
république chrétienne
,
tel était donc le projet d’Henri IV.

En résumé…

[Notre grand Roy] après avoir souvent et longuement médité sur les expédients et moyens les plus faciles et convenables pour rendre sa mémoire et sa renommée plus durable envers la postérité, il prit enfin résolution d’établir quelque chose de solide, non seulement en la subsistance de son État, mais aussi essayer de faire le semblable dans tous les États des rois, princes et républiques qui composent toute la chrétienté d’Europe, et ce, par les établissements, ordres et formes ci-après déclarées, suivant le commandement express que j’ai eu d’en faire le discours, Sa Majesté l’ayant ainsi déclaré. […]
Premièrement, il faut établir des bornes et limites, tant raisonnables et si certaines, à toutes les plus grandes dominations, comme à l’Empire, la France, l’Angleterre, la Pologne, le Danemark, la Suède et autre rois, et aux quatre grandes républiques, que nul n’ait sujet raisonnable de les vouloir accroître ni amplifier ; voir même établir un tel ordre pour les assistances les uns des autres, que le premier trop hardi entreprenant fut en un moment empêché en ses ambitieux et turbulents desseins.
Plus, pour l’entier et parfait établissement d’un ordre tant utile à toute la république chrétienne, il semble du tout nécessaire d’user de telles paroles, raisons et remontrances à tous ceux de la maison d’Autriche, qu’elle les puisse disposer à quitter absolument leurs anciennes avidités et désirs indécents, à ne vouloir point de compagnons et de devenir les maîtres de tous ; et ensuite de telles amiables persuasions, à établir des ordres propres pour en empêcher les effets, et leur ôter aussi à eux-mêmes toute cause d’appréhension que nul de tous les potentats de l’association chrétienne leur put ni voulut porter nuisance, ni jamais diminuer sa domination dans les Espagnes et les îles de Sardaigne, Majorque et Minorque, qui leur ont été consignées dans l’Europe pour bornes et limites convenables à l’étendue de leurs dominations autrichiennes, sauf à les étendre, tant que bon leur semblerait, dans les autres parties du monde, selon qu’il sera dit en l’article suivant.
Plus, d’autant que la découverte des Indes orientales et occidentales, et par icelles la possession acquise à la maison d’Autriche, de tant de pierres précieuses, de mines d’or, de trésors, épiceries, drogues aromatiques et médicinales, a été la cause de lui aiguiser l’appétit à la supériorité des autres, et finalement à vouloir empiéter la monarchie de la chrétienté, comme l’on lui en a vu former les desseins, dresser les préparatifs, et faire les attaquements furieux, par les conquêtes de la France, de l’Angleterre et des provinces des États (et y a grande apparence que l’on en eut ressenti les effets, si les accoutumées inconstances de la fortune, les ondes et les vagues de l’Océan, et les tempétueuses haleines des vents, ou plutôt la providence de Dieu, qui, en avait disposé autrement, n’y eût mis empêchement en l’année 1588, et dissipé en un moment cette sienne formidable armée, que les Espagnols appelaient invincible) ; tellement que pour telles et semblables considérations, il semble à propos d’établir un tel ordre au fait de la navigation, et surtout pour tout ce qui regarde les voyages de long cours, que la mer soit aussi libre que la terre, à tous les princes, États et nations lesquelles réclament le nom de Christ, et qu’ils aient égalité de trafic et commerce dans toutes les Indes et autres lieux où se peuvent recouvrir les choses rares et précieuses. Pour la poursuite de toutes lesquelles, ceux de la maison d’Autriche et de sa dépendance, ni aucun autre potentat ni république, ne pourront plus rentrer en mauvais ménage, ni s’entre-guerroyer les uns les autres, ni tenir forts ni garnisons en aucun lieu, sinon pour la conservation de leurs marchandises et retraites de leurs facteurs et agents.
Plus, que tous les dominateurs chrétiens, tant pour l’empire que les royaumes, républiques, États et provinces ci-dessus spécifiés, ayant témoigné, en général et en particulier, d’approuver, voire de demeurer, chacun endroit soi, fort content des bornes et limites qui ont été apposées en leurs États et seigneuries, ils le doivent aussi déclarer par instruments publics et authentiques, et jureront solennellement de n’avoir jamais de désir ni de dessein contraire, et que s’il s’en découvrait quelqu’un qui fait autrement, les armées de tous les autres, telles qu’elles ont été dites ailleurs,  si tant il en fallait, se devait joindre ensemble pour le remettre à la raison ; l’expérience ayant fait connaître qu’une trop ample domination à l’égard de tous les autres, se peut difficilement contenir qu’elle n’ait des avidités et ne forme des desseins dommageables au public. […]

Sully. Mémoires des sages et royales oeconomies d’État de Henry le Grand. Chapitre premier. in Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France […] par M. Petitot. Tome IX. Paris 1821. Extraits des pages 3, et 18 à 21.

Un nouveau Pyrrhus

Les grandes ambitions requièrent de grands moyens. Henri IV et Sully en avait réunis d’énormes pour l’époque, peut-être décisifs, mais pour quel résultat ?
La victoire sur l’Espagne ? L’équilibre européen ? La
parfaite félicité
de la France ?
Tout porte à croire que le Grand Dessein du
bon roi Henri
, s’il avait pu le mettre en œuvre, lui aurait valu un destin à la Pyrrhus tel que Plutarque nous le conte…
Pyrrhus ayant échoué devant Sparte « se mit à ravager le pays, résolu d’y passer l’hiver. Mais on ne peut éviter sa destinée. Il s’était élevé une sédition à Argos entre Aristéas et Aristippe ; comme celui-ci passait pour être soutenu par Antigonus, Aristéas, pour prévenir l’effet de cette protection, appela Pyrrhus à Argos. Ce prince, qui roulait sans cesse d’espérances en espérances, à qui les prospérités servait d’appât pour en ambitionner de plus grandes, et qui cherchait toujours à réparer ses pertes par de nouvelles entreprises, ne vit jamais ni dans ses défaites, ni dans ses victoires, le terme des maux qu’il faisait et de ceux qu’il éprouvait lui-même. Il se mit donc aussitôt en marche pour aller à Argos. »

Plutarque. Vies des hommes illustres. Traduction Ricard. Tome II. Paris 1815. 750 p. p. 144

Pyrrhus n’entra dans la ville que pour y mourir dans une ruelle, sous le coup d’une tuile qu’une vieille femme avait jetée du haut d’un toit.
Poignardé à la faveur d’un encombrement dans Paris, Henri IV eut un destin similaire.

Le Grand Dessein

Pour s’assurer de ce qui précède, il reste encore à se donner une vision complète du Grand Dessein d’Henri IV et Sully. C’est possible grâce à la description que ce dernier nous en donne au trentième et dernier livre de ses Mémoires.
En voici l’essentiel (avec des intertitres pour faciliter la lecture)…

Leçons tirées de l’empire romain

width=


Ne devant être question dans tout ce livre, que de plans et de projets politiques, pour le gouvernement de la France et de toute l’Europe, il me semble que je puis le commencer par des réflexions plus générales sur cette monarchie et même sur l’empire Romain, des débris duquel on sait qu’elle a été formée, aussi bien que toutes les autres puissances qui composent aujourd’hui le monde chrétien.

Lorsqu’on se représente tous les états par lesquelles Rome a passé, depuis l’an du monde 3064, qui est celui de la fondation ; son enfance, son adolescence, sa virilité, sa caducité, sa décadence, et enfin sa ruine ; ces vicissitudes, qui lui sont communes avec les grandes monarchies qui l’ont précédée, feraient presque croire que le temps dispose et se joue des empires, comme il fait de toutes les autres parties de la nature. Peut-être même que portant cette idée plus loin, on découvrirait que le cours des uns, ainsi que celui des autres, est sujet à être troublé par un certain mouvement extraordinaire, que rien n’empêche d’appeler des maladies épidémiques, qui fort souvent prématurent leur destruction, et dont la guérison devenue plus facile par cette découverte, pourrait les sauver du moins de quelques-unes de ses crises, qui leur sont si funestes.

Mais si nous voulons nous attacher à des causes plus naturelles et plus sensibles, de la chute de cet empire si vaste et si formidable, nous les aurons bientôt trouvées dans le changement des lois et des mœurs, auxquelles il devait son agrandissement, dans le luxe, l’avarice et l’ambition, enfin dans un autre motif, dont l’effet ne pouvait guère être prévenu par aucune prudence humaine ; je veux dire dans l’irruption de ces flots de peuples barbares, Goths, Vandales, Huns, Hérules, Rugiens, Lombards, etc. qui lui donnèrent les uns après les autres et souvent tous ensemble, de si furieuses secousses qu’il en fut enfin renversé. […]

Rome vit pourtant encore briller par intervalles, quelques lueurs de rétablissement. Le plus sensible fut le règne du grand Constantin, dont les victoires redonnèrent un seul chef à tout ce corps : mais il le fit lui-même, sans y penser, pour la destruction d’un ouvrage qui lui avait tant coûté, beaucoup plus que n’avait pu faire toute la mauvaise conduite de ses prédécesseurs, lorsqu’il imagina de transporter tous les droits de Rome à sa nouvelle Constantinople ; et il acheva de rendre cette erreur sans remède, en partageant également son empire entre ses trois enfants. […]

Naissance du royaume de France

Dans l’ordre des choses naturelles, la destruction de l’une servant à la production d’une ou de plusieurs autres, à mesure que les parties de l’empire d’Occident les plus éloignées s’en détachaient, il s’y élevait des royaumes, qui pourtant ne portèrent pas tout d’abord ce nom. Le plus ancien de tous sans contredit, puisqu’on peut faire concourir sa naissance avec la huitième année de l’empire d’Honorius, est celui qui fut fondé dans les Gaules par les Français, ainsi nommés de la Franconie d’où les Gaulois des environs de la Moselle les appelèrent, pour leur aider à se délivrer de l’oppression des armées romaines. La coutume de ces Francs, ou Français, étant de donner le nom de roi à celui qu’ils choisissaient pour leur commander, si le premier et le second de ces chefs ne l’ont pas porté, il est certain du moins que le troisième, qui est Mérovée, et encore plus Clovis, qui fut le cinquième, en furent revêtus, et quelques-uns d’eux le soutinrent avec tant de gloire, entre autres Pépin et Charles Martel, auxquels on ne peut le refuser sans injustice, que Charlemagne, leur digne héritier parvint jusqu’à faire revivre dans la Gaule une image imparfaite, à la vérité, de cet empire d’Occident, alors éteint, avantage auquel contribuait naturellement une multitude infinie d’habitants très propres à la guerre, et une grande fertilité pour tout ce qui sert aux différents besoins des hommes, joint à une extrême commodité pour le commerce, la situation de la France la rendant le centre des quatre principales dominations de la chrétienté, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Grande-Bretagne avec les Pays-Bas. […]

Formation de la monarchie héréditaire

Cette race Carlovingienne ayant régné obscurément, et fini de même, la couronne passa dans une troisième, dont les quatre premiers rois sont, à mon sens, des modèles parfaits d’un bond et sage gouvernement. Le royaume qu’ils eurent à conduire, avait beaucoup perdu de sa première splendeur, puisque de l’immense étendue qu’il avait eue du temps de Charlemagne, il était réduit à peu près aux même bornes, dans lesquelles il est renfermé aujourd’hui, avec cette différence que quand ils avaient la pensée de le rétablir, la forme de son gouvernement qui les mettait à la merci des grands et du peuple, en possession de choisir et de maîtriser ses souverains, ne leur laissait aucun moyen d’y parvenir.
Le parti qu’ils prirent fut de condamner au silence le pouvoir arbitraire, et de faire régner en sa place l’équité même, espèce de domination, qui n’a jamais excité l’envie. Rien ne se fit plus, sans y appeler les grands et les principales villes, et presque toujours par la décision des états assemblés. Une conduite si modérée coupa pied à toutes les brigues et étouffa toutes sortes de complots, toujours fâcheux pour l’État ou pour le souverain. L’ordre, l’économie, la distinction du mérite, une justice exacte, toutes les vertus qu’on cherche dans un chef de famille, caractérisèrent ce nouveau gouvernement, et produisirent ce qu’on n’a jamais vu, et qu’on ne verra peut-être jamais, je veux dire une paix de 122 ans consécutifs. Ce que ces principes gagnèrent pour eux-mêmes en particulier, et que toute l’autorité de la loi salique ne leur aurait jamais valu, ce fut l’avantage d’introduire dans leur maison l’hérédité de la couronne. Ils eurent encore besoin pour cela, de recourir à la précaution de ne déclarer leur fils aîné pour leurs successeurs, qu’après avoir modestement demandé le suffrage des peuples, avoir fait précéder une espèce d’élection, et ordinairement les avoir fait sacrer de leur vivant, et asseoir à côté d’eux sur le trône.

Absolutisme, divisions internes, guerres et dérèglement des moeurs

Philippe II que Louis VII son père fit de même sacrer et régner avec lui, fut le premier qui s’écarta de cette façon de procéder entre le souverain et son peuple. Plusieurs victoires remportées sur les étrangers et sur ses propres sujets, qui lui firent donner le surnom d’Auguste, lui servirent à s’ouvrir un chemin à l’autorité absolue, et cette idée s’imprima ensuite si fortement dans l’esprit de ses successeurs, à l’aide des favoris, des ministres et des principaux officiers de guerre, qu’ils crurent faire un coup de la plus profonde politique, en s’attachant à détruire des maximes, dont l’utilité pour le bien général et particulier, venait d’être encore si bien confirmé par l’expérience, sans craindre, ou peut-être sans prévoir, toutes les suites malheureuses qu’une entreprise de cette nature, contre une nation idolâtre de sa liberté, pouvaient et même devaient nécessairement avoir.
Il leur fut facile d’en juger, par les remèdes auxquels le peuple eût aussitôt recours pour se soustraire au joug dont il se voyait menacé. Jamais on n’obtint de lui que cette sorte d’obéissance forcée, qui fait embrasser avec plus d’avidité tous les moyens de désobéir. De là mille guerres cruelles. Celle qui livra la France en proie aux Anglais, celle qu’on eut avec l’Italie, la Bourgogne, l’Espagne, ne peuvent être imputées qu’aux dissensions civiles, qui les précédèrent, et dans lesquels les plus faibles étouffant la voix de l’honneur et de l’intérêt de la nation, appelèrent l’étranger au secours de leur liberté : triste et honteux remède, employé constamment depuis ce temps-là, et de nos jours mêmes par la maison de Lorraine, dans une ligue dont la religion ne fut que le prétexte. Un second mal, qui, pour paraître d’abord d’un genre différent, n’en part pas moins, selon moi, de la même source, c’est le dérèglement des mœurs, la soif des richesses, la manie d’un luxe monstrueux, cause et effet tour à tour, ou tout à la fois, de nos misères.

Voilà quelles ont été les variations de notre malheureuse politique, soit quant à la façon de gouverner, successivement assujettie à la volonté du peuple, du soldat, des grands, des états, des rois, soit quant à la personne même de ces derniers, dépendante, élective, héréditaire, absolue. […]

Nos rois n’ont guère jamais su que faire la guerre

Convenons une bonne fois de principes, s’il est possible ; et après que, sur une expérience mille fois réitérée, nous aurons regardé comme décidé, ce qui devrait l’être il y a longtemps, que le bonheur des hommes ne saurait jamais naître de la guerre, parcourons sur cette idée l’histoire de notre monarchie. Nous passerons à Clovis et à ses prédécesseurs, leurs guerres, en quelque sorte nécessaires pour le fondement d’une domination qui ne faisait qu’éclore ; mais que dirons-nous de celles qui, pendant un espace de 160 ans entiers, agitèrent les quatre enfants de Clovis, les quatre enfants de Clotaire II, et leurs descendants ; de celle qui pendant 172 autres années, a commencé à Louis-le-Débonnaire ; déchirèrent le royaume ?
Le reste est pis encore. La plus légère teinture de notre histoire suffit pour se convaincre qu’il n’y a point eu de véritable paix depuis Henri VIII, jusqu’à celles de Vervins, et qu’en tranchant le mot, tout ce long intervalle peut-être appelé une guerre de près de 400 ans. Après, dis-je, qu’il sera demeuré confiant par cet examen, que nos rois n’ont guère jamais su que faire la guerre, nous leur rendrons d’ailleurs toute la justice qui leur est due ; mais nous nous montrerons un peu plus difficile sur le titre de grand, de véritablement et en toute manière grands rois.

J’avoue cependant (car il serait injuste de ne faire qu’un seul crime, de ce qui est probablement le crime de toute l’Europe) que plusieurs de ces princes se sont souvent trouvés dans des circonstances, où leurs guerres étant justes et même nécessaires, elles deviennent pour eux le sujet d’une solide et véritable gloire, ou même, il ne leur en restait point d’autre à acquérir. C’est alors que la manière dont plusieurs de ces guerres ont été prévues, préparées et conduites, nous fera découvrir dans leur cabinet des coups de politique, et dans leur personne des chefs-d’œuvre de valeur, dignes de tous nos éloges.

L’erreur est de ne pas se tenir renfermé dans ses bornes

D’où peut donc provenir l’erreur de tant d’exploits, en apparence si glorieux, et dont pourtant tout le fruit n’a presque jamais été que de désoler la France et l’Europe ? De l’Europe entière, je le répète, qui ne fait à peine que s’apercevoir aujourd’hui, que dans l’état où elle se trouve, où elle est même depuis plusieurs siècles, toute entreprise par laquelle on prétendra ou l’assujettir ou seulement augmenter trop considérablement quelqu’une de ses principales monarchies, au dépens des autres, ne peut jamais être qu’une entreprise chimérique et impossible.
Aucune de ces grandes monarchies ne saurait être renversée que par le concours de causes supérieures à toute force humaine. Il ne doit donc être question que de les faire subsister toutes, avec quelque égalité. Tout prince qui pensera autrement, fera ruisseler le sang par toute l’Europe, sans pouvoir jamais en changer la face.
Lorsque j’ai remarqué que la France n’avait plus aujourd’hui toute l’étendue qu’elle avait au temps de Charlemagne, mon intention n’a pas été assurément de faire regarder cette diminution comme un mal. Dans le malheur inévitable d’avoir de temps en temps pour rois des princes ambitieux, c’en serait un bien plus grand encore, que tout concourût à flatter cette ambition : aussi a-t-on toujours remarqué que plus les royaumes sont grands, plus ils sont sujets à de grands malheurs. Le fondement de la tranquillité du nôtre en particulier, dépend de le tenir renfermé dans les bornes qu’il a aujourd’hui. Un climat, des lois, des mœurs, des langues, qui n’ont rien de semblable aux nôtres ; des mers, des chaînes de montagnes presque inabordables : voilà autant de barrières, qu’on peut regarder comme posées par la nature même.

Ce qu’aurait été l’entreprise d’Henri IV

Que manque-t-il d’ailleurs à la France ? Ne sera-t-elle pas toujours le plus riche et le plus puissant royaume de l’Europe ? Non, les Français n’ont plus rien à désirer, sinon que le ciel leur donne des rois pieux, bons et sages, et ces rois n’auront rien à faire que d’employer leur puissance à tenir l’Europe en paix. Aucune entreprise ne peut plus ni leur réussir, ni leur être profitable, que celle-là.
Et voilà de quelle nature était celle que Henri IV était à la veille de commencer, lorsqu’il plut à Dieu de l’appeler à lui, trop tôt de quelques années pour le bonheur du monde. Voilà ce qui la rendait si différente de tout ce qu’on a vu jusqu’ici entreprendre aux têtes couronnées.
Voilà par où il aspirait au nom de grand. Ses vues ne lui étaient pas inspirées par une petite et misérable ambition, ni bornées à un léger et bas intérêt. Il voulait rendre la France éternellement heureuse ; et comme elle ne peut goûter cette parfaite félicitée, qu’en un sens toute l’Europe ne la partage avec elle, c’était le bien de toute la Chrétienté qu’il voulait faire, et d’une manière si solide, que rien à l’avenir ne fut capable d’en ébranler les fondements.
Je me doute bien que ce projet sera regardé tout d’abord comme une de ces magnifiques chimères, de ses oisives spéculations politiques, auxquelles se livre l’esprit ami des idées singulières. Ceux qui en jugeront ainsi ne peuvent être que cette sorte de gens, à qui la première impression d’une imagination prévenue tient lieu de règle ; ceux à qui l’éloignement des temps et l’ignorance des circonstances, feront confondre la plus sage et la plus noble des entreprises qui jamais ayant été formées, avec ces capricieux projets, dont on a vu de tout temps se repaître les princes entêtés de leur pouvoir.

Une chimère ? Tout d’abord, je l’ai cru

Je conviens que si l’on examinait avec attention ce que font entreprendre la vanité, la confiance en sa bonne fortune, l’ignorance, la peur même et la paresse, on serait surpris de voir les souverains se jeter tête baissée dans des desseins spécieux, à la vérité ; mais qui n’ont quelquefois par le moindre degré de possibilité. L’esprit humain s’attache avec tant de complaisance, disons plus, avec tant de fureur, à tous ceux qui lui semblent beaux et brillants, qu’il serait très fâché qu’on lui fit sentir que ces objets n’ont souvent rien de réel, ni de solide ; mais en cela, comme en toute autre chose, il y a aussi l’excès contraire à éviter : c’est que comme on manque à exécuter les grandes choses, parce qu’on s’y porte trop faiblement, on manque aussi à les connaître et à les apprécier au juste, parce qu’on les mesure avec des règles trop raccourcies.
J’ai été moi-même sur cet article plus difficile à persuader peut-être qu’aucun de ceux qui liront ces Mémoires, par un effet de ce caractère froid, très cautionné et peu entreprenant, par lequel je me suis donné à connaître.
Je me souviens que la première fois que j’entendis le roi me parler d’un système politique par lequel on pouvait partager et conduire toute l’Europe comme une famille, j’écoutai à peine ce prince. M’imaginant qu’il ne parlait ainsi que pour s’égayer, ou peut-être pour se faire honneur de pensée sur la politique avec plus d’étendue et de pénétration que le commun des hommes, ma réponse fut moitié sur le ton de plaisanterie, moitié sur celui de compliment. Henri n’alla pas plus loin pour cette fois.
Il m’a souvent avoué depuis qu’il m’avait longtemps caché tout ce qui lui roulait dans l’esprit sur cette matière, par la honte qu’on a de proposer des choses qui peuvent paraître ridicules ou impossibles. Je fus étonné que quelque temps après, il remit entre nous deux la conversation sur ce même sujet, et que dans la suite, il revenait d’année en année à m’en entretenir, avec des arrangements et des éclaircissements nouveaux.

J’avais été fort éloigné de m’en occuper sérieusement. Si mon esprit s’y était arrêté quelques instants, le premier aspect d’un dessein, qui supposait la réunion de tous les états de l’Europe, des dépenses immenses, dans un temps où la France ne pouvait subvenir à ses propres besoins, un enchaînement d’incidents qui me parut aller à l’infini ; tout cela m’avait fait aussitôt rejeter cette pensée, comme inutile. Je me défiais même qu’il y eût quelque illusion.
Je me rappelais quelqu’une de ces entreprises, dans lesquels on avait cru pouvoir intéresser l’Europe. Je m’arrêtai principalement à celles qu’avaient formées quelques-uns de nos rois, sur de beaucoup moindres objets, et je me sentais dégoûté de celle-ci, par le mauvais succès de toutes les autres. La disposition des princes de l’Europe à prendre ombrage de la France, dès que celle-ci leur aurait aidé à dissiper leurs craintes sur la trop grande puissance de l’Espagne, me paraissait seule un obstacle insurmontable.

Sully adhère finalement à l’idée

Fortement prévenu de cette idée, je ne cherchais plus qu’à détromper Henri, qui, surpris de son côté, de ne me voir d’accord avec lui sur aucun point, entreprit d’abord et vint aisément à bout de me persuader que ce ne pouvait être que par préjugé, que je blâmais ainsi indistinctement toutes les parties d’un projet, il était sûr du moins que tout n’était pas blâmable.
Je ne pus refuser à ses prières de m’appliquer à le bien comprendre. Je m’en formai une idée plus juste, j’en rassemblai toutes les branches, que je liai entre elles, j’en étudiai toutes les proportions, et pour ainsi dire toutes les dimensions ; j’y trouvai une suite et une dépendance mutuelles, qui ne m’avaient point paru sensibles, tant que je n’avais envisagé la chose que confusément.
L’utilité qui en résultait pour toute l’Europe, fut ce qui me frappa davantage, comme ce qui est en effet le plus clair ; mais les moyens furent, par la même raison, ce qui m’arrêta le plus longtemps, la situation générale des affaires en Europe et des nôtres en particulier, paraissant de tout point contraire à l’exécution : je ne faisais point assez d’attention que cette exécution pouvait être remise autant qu’on le jugerait à propos, nous avions pour nous y préparer, toutes les ressources que le temps offre à ceux qui savent en tirer parti.
Je me convainquis à la fin que, quelle que parut être cette disproportion des moyens à l’effet, une suite d’années pendant lesquelles on dirigerait constamment vers son objet toutes ses démarches, tant dans les négociations, que dans la finance et le reste des choses nécessaires, aplanirait bien des difficultés. C’est en effet quelque chose de bien singulier, que ce point, qui paraissait et était réellement le plus difficile de tous, est devenu enfin le plus facile.

Lorsque je me fus mis ainsi dans le véritable point de vue des choses, que j’eus tout pesé, tout calculé, et ensuite tout prévu et tout préparé, je me sentis persuadé que le dessin de Henri-le-Grand était tout ensemble juste dans son principe, possible et même facile dans toutes ses parties, et infiniment glorieux dans tous ses effets ; en sorte que, comme on l’a vu dans mille endroits de cet ouvrage, je fus le premier à rappeler le roi à ses engagements, et à faire valoir souvent contre lui-même ses propres raisons.

Formation de ce grand dessein avec la reine d’Angleterre

L’habitude où était ce prince de porter continuellement ses vues sur tout ce qui était autour de lui, et fait des conjectures singulièrement tristes et embarrassantes où il s’était trouvé dans presque tous les instants de sa vie, lui avait fait former ce dessein dès le temps où, appelé à la couronne par la mort du roi Henri III, il regarda l’abaissement de la maison d’Autriche comme quelque chose d’absolument nécessaire pour pouvoir s’y soutenir. Si la première idée ne lui en vint pas d’Élisabeth, il est certain du moins que cette grande reine l’avait imaginé de son côté longtemps auparavant, comme un moyen de venger toute l’Europe des attentats de son ennemi commun.
Les troubles qui remplirent toutes les années suivantes, la guerre qui leur succéda en 1595, celle qui survint contre la Savoie après la paix de Vervins, jetèrent Henri dans des embarras qui l’obligèrent à renoncer à tout autre sorte d’affaires. Ce ne fut qu’après son mariage, et la paix étant bien affermie, qu’il put reprendre la pensée de son premier dessein, qui paraissait plus impossible, ou du moins plus éloigné que jamais.

Il le communiqua néanmoins par lettres à Élisabeth ; et ce fut ce qui leur inspira une si forte envie de s’aboucher en 1601, lorsque cette princesse vint à Douvres, et qu’il s’avança jusqu’à Calais. Ce que le cérémonial d’une semblable entrevue ne leur permit pas de faire, je l’ébauchais du moins dans le voyage qu’on a vu que je fis vers cette princesse. Je la trouvais fortement occupée des moyens de faire réussir ce grand projet ; et malgré les difficultés qu’elle imaginait dans ces deux points principaux, la conciliation des religions et l’égalité des Puissances, elle me parut ne point douter qu’on ne put le faire réussir.
Elle se rassurait sur un motif, dont j’ai bien connu depuis toute la justesse ; c’est que ce plan n’ayant après tout rien de contraire qu’aux vues de quelques princes ambitieux, et connus pour tels dans l’Europe, cette difficulté, qui en faisait mieux sentir la nécessité, en acheminerait aussi, plutôt qu’elle n’en retarderait le succès.
Elle disait encore, qu’il aurait été à souhaiter qu’il eût pu s’exécuter par tout autre voie que par celle des armes, qui a toujours quelque chose d’odieux ; mais qu’elle convenait que du moins on ne pouvait guère le commencer autrement. Une très grande partie des articles, des conditions et des différents arrangements, est due à cette reine, et montre bien que du côté de la pénétration, de la sagesse et de toutes les autres qualités de l’esprit, elle ne cédait à aucun des rois les plus dignes de porter ce nom.

Les difficultés rencontrées

On ne peut regarder que comme un très grand malheur que Henry ne put point dès ce moment-là seconder les intentions de la reine d’Angleterre, qui voulait que sans perdre un moment, on mît la main à l’œuvre ; mais à peine osait-il espérer, lorsqu’il jetait ainsi les fondements de cet édifice, de voir le temps d’y mettre la dernière main.
Le rétablissement de son royaume, dans toutes les parties par où il était affligé, était un ouvrage de plusieurs années, et malheureusement il en avait déjà 48, avant qu’il eût pu y travailler. Il ne laissa pas de le presser avec toute l’ardeur possible.
L’édit de Nantes avait déjà été fait dans cette vue. Tous les autres moyens de s’attirer le respect et la confiance des princes de l’Europe, commencèrent aussi à être mis en œuvre, en même temps que nous nous appliquions lui et moi avec une patience infatigable, à l’arrangement intérieur du royaume.
La mort du roi d’Espagne nous parut l’événement le plus heureux pour notre dessein ; mais celle d’Élisabeth y porta un coup aussi sensible, qu’il s’en fallut qu’elle ne nous le fit abandonner tout à fait.
Henri n’attendait point des rois du Nord, ni du roi Jacques, successeur de cette princesse, lorsqu’il eut connu le caractère de son esprit, qu’aucun d’eux consentit d’aussi bonne grâce que faisait la reine d’Angleterre, à partager ce fardeau avec lui. Cependant les nouveaux alliés qu’il gagnait chaque jour en Allemagne et dans l’Italie même, le consolèrent un peu de cette perte. La trêve des Pays-Bas avec l’Espagne, peut aussi être mis au nombre des incidents peu favorables.

Mais si nous voulions compter ensuite tout ce qui survint d’obstacles dans l’intérieur du royaume, de la part des protestants, des catholiques, du clergé, du conseil même de Sa Majesté, il pourrait sembler que tout conspirât à le faire échouer.
Croirait-on que Henri n’eut pas pu trouver un seul homme avec moi dans tout son conseil, auquel il ne risqua rien à dévoiler le fond de ses projets ? Et que tout le respect qu’on lui devait, empêchait à peine de traiter d’extravagance le peu qu’il se hasarda, avec toute la circonspection possible, d’en découvrir à ceux qui paraissaient les plus dévoués à toutes ses volontés ? Rien ne le rebuta.

Les beautés du projet

Plus habile politique et meilleure juge que tout son conseil, et que tout son royaume, dès qu’il vit que malgré tous ces obstacles, les affaires se mettaient d’elles-mêmes au-dedans comme au-dehors dans une situation favorable, il tint le succès pour infaillible.
Était-ce au fond une grande témérité que d’en juger ainsi ? Qu’est-ce que ce prince exigeait de l’Europe en cette occasion ? Rien autre chose, sinon qu’elle se prête aux moyens qu’il a imaginés pour la placer dans la position où elle tend depuis longtemps par tous ses efforts, à se voir établie. On le lui facilite, et sans qu’il lui en coûte à beaucoup près, ce qu’une grande partie de ses princes aurait volontiers sacrifié, et même a souvent sacrifié pour un avantage beaucoup moins réel, moins certain et moins durable.
Le profit qu’on leur assure, outre le bien inestimable de la paix, surpasse de beaucoup la dépense à laquelle on les engage.
Quelle raison, encore un coup, voit-on qu’ils puissent avoir, de s’y opposer ? Et s’ils ne s’y opposent pas, que fera la maison d’Autriche contre des puissances, à qui l’envie et le plaisir de la dépouiller d’un bien dont elle ne s’est servie jusqu’ici que pour les opprimer, suscite autant d’ennemis déclarés, qu’elle en a de secrets ; c’est-à-dire, l’Europe entière ?
On ne laisse à ces princes aucun sujet de jalousie contre celui qui leur rend leur liberté ; puisque ce libérateur, bien loin de chercher un dédommagement de toutes les dépenses que sa générosité lui fait faire, se met encore volontairement et pour toujours dans l’impuissance de rien ajouter à son royaume, par voie de conquête, et même par les moyens les plus légitimes.
Il a trouvé le secret de persuader tous ses voisins, que son unique objet est de s’épargner, ainsi qu’à eux, ces sommes immenses que leur coûte à entretenir tant de milliers de gens de guerre, tant de places fortifiées et tant d’autres dépenses militaires ; de les délivrer pour jamais de la crainte de ces catastrophes sanglantes, si communes en Europe ; de leur procurer un repos inaltérable ; enfin, de les unir tous par un lien indissoluble : en sorte que tous ces princes eussent pu après cela vivre entre eux comme des frères, et se visiter les uns les autres comme de bons voisins, sans l’embarras du cérémonial, sans la dépense d’un train, qu’on n’expose que pour éblouir, souvent pour cacher sa misère.
N’est-ce pas en effet une honte et une tâche pour des peuples si policés, que toute leur prétendue sagesse n’ait pu jusqu’à présent, je ne dis pas leur procurer la tranquillité, mais les sauver des fureurs qu’ils détestent dans les nations les plus sauvages et les plus barbares ? Pour prévenir ces cruels événements, pour étouffer dans leurs germes ces semences pernicieuses de confusion et de bouleversements, pouvait-on rien imaginer de plus heureux que le projet de Henri-le-Grand, et pouvait-on y apporter plus de précaution ?

Voilà tout ce qu’on peut raisonnablement exiger. Il n’est au pouvoir de l’humanité, que de préparer et d’agir ; le succès est l’ouvrage d’une main plus puissante. Un préjugé si avantageux pour le projet dont il est question, que les personnes sensées ne pouvaient être blâmées d’en juger par cela seul ; c’est qu’il a été entrepris par les deux têtes couronnées, que la postérité regardera comme les plus excellents modèles dans l’art de régner : j’ajoute sur la personne de Henri en particulier, que c’est aux princes instruits comme lui par l’adversité, qui n’ont presque jamais trouvé que des obstacles dans leur chemin, que c’est, dis-je, à ces princes, qu’il appartient de juger des vrais obstacles, et qu’on peut déférer sans crainte à leurs sentiments, surtout lorsqu’on les voit près à exposer leur vie pour le soutenir.
Pour moi, je regretterai toujours que la France, en perdant ce grand prince, se soit vu enlever du même coup, une gloire bien supérieure à celle dont son règne l’avait comblée.

Maintenir les trois religions, chasser les autres

Il reste à expliquer en détail toutes les parties de ce dessein, et comment il devait s’exécuter. Commençons par ceux qui regardent la religion.

Deux religions ont cours dans l’Europe chrétienne ; la religion Romaine, et la religion réformée ; mais comme celle-ci a admis plusieurs modifications dans son culte, qui la rendent, sinon aussi différente de la religion Romaine, du moins aussi éloignée de se réunir, il faut nécessairement la partager en deux religions, à la première desquelles on conservera son nom de réformée, et l’autre pourra s’appeler la religion protestante.
Ces trois religions règnent en Europe d’une manière très variée. L’Italie et l’Espagne sont demeurées en possession de la religion Romaine, sans mélange d’aucune sorte. La religion réformée ne subsiste en France avec la Romaine, qu’à la faveur des édits, et y est la plus faible. L’Angleterre, le Danemark, la Suède, les Pays-Bas, la Suisse, sont aussi mélangés ; avec les différences, que c’est la religion protestante qui y domine : les autres n’y sont que tolérées. L’Allemagne les réunit toutes trois, et même dans plusieurs de ses cercles, les regarde de même oeil, ainsi que la Pologne.
Je ne parle point de la Moscovie, ou Grande-Russie, ses vastes pays, qui n’ont pas moins de 600 lieues de long sur 400 de large, étant en grande partie encore idolâtres, et en partie schismatiques, comme les Grecs et les Arméniens, mais avec mille pratiques superstitieuses, qui ne leur laissent presque aucune conformité avec nous ; outre qu’ils appartiennent à l’Asie, pour le moins autant qu’à l’Europe, on doit presque les regarder comme un pays barbare, et les mettre dans la même classe que la Turquie, quoique depuis 500 ans on lui donne rang parmi les puissances chrétiennes.

Chacune de ces trois religions se trouvant aujourd’hui établie en Europe, de manière qu’il n’y a aucune apparence qu’ont pu venir à bout d’en détruire aucune des trois, et que l’expérience a suffisamment montré l’inutilité et les dangers de cette entreprise, il n’y a rien de mieux à faire, que de les y laisser subsister toutes trois, et même de les fortifier ; de manière cependant que cette indulgence ne puisse dans la suite ouvrir la porte à tout ce que le caprice pourrait imaginer de faux dogmes, qu’on doit avoir un soin particulier d’étouffer dans leur naissance.
Dieu, en paraissant visiblement soutenir ce qu’il plaît aux Catholiques d’appeler la nouvelle religion, nous enseigne cette conduite qui n’est pas moins conforme aux préceptes de la Sainte écriture, que confirmée par ses exemples ; et d’ailleurs, la difficulté insurmontable de faire recevoir l’autorité du pape dans les lieux où elle n’est plus reconnue, rend ce point de toute nécessité. Plusieurs cardinaux, également éclairés et zélés, et même quelques papes, tels que Clément VIII et Paul V, en sont convenus.

Il ne s’agit donc plus que de bien affermir ceux de ces peuples qui ont fait choix d’une religion, dans le principe où ils sont, qu’il n’y a rien de si pernicieux en toute manière, que le libertinage dans la croyance ; et pour ceux qui en ont embrassé plusieurs, ou qui les pratiquent toutes, d’y maintenir l’ordre qu’ils ont jugé suffisant contre les abus ordinaires d’une tolérance, qui apparemment leur est utile par d’autres endroits. Ainsi l’Italie s’étant maintenue attachée à la religion Romaine, et étant d’ailleurs le séjour des papes, je conviens que cette religion doit y être conservée dans toute sa pureté ; et ce n’est point une tyrannie, que d’obliger les naturels du pays à s’accommoder à cette loi, à en sortir, s’ils croient ne devoir pas la suivre. On peut dire la même chose à peu près de l’Espagne. Dans les états, tels que la France, où l’on veut du moins qu’il y ait une religion dominante, le tempérament a apporté, et de permettre d’en sortir si l’on trouve trop sévère les règlements par lesquels la religion Calviniste serait toujours dans la subordination de la religion du prince.
Tous les autres n’ont pas besoin de nouvelles règles : nulle violence sur ce point : liberté entière, puisque cette liberté y a passé en principe même du gouvernement.

Tout se réduit, comme on voit, sur cet article, à un très petit nombre de maximes, d’autant plus sûres, qu’elles ne combattent le goût de personne. Les protestants sont fort éloignés de prétendre faire embrasser de force leur religion à ceux de leurs voisins qui ne s’en accommodent. Les catholiques pensent sans doute de même ; et l’on ne fait aucun tort au pape, en l’excluant de ce qu’il convient qu’il ne possède plus depuis longtemps. Ce sacrifice de droit chimérique serait plus que suffisamment payé par la dignité royale dont il doit être revêtu, et par l’honneur de servir après cela de médiateurs à tous les princes chrétiens ; qualité dont il le jouirait alors sans jalousie, et à laquelle on ne peut nier que cette cour ne soit, par sa sagesse, la plus propre de toutes.

Un autre point du plan politique qui concerne encore la religion, regarde les princes infidèles de l’Europe, et consiste à en chasser entièrement ceux qu’on ne voit nulle apparence de pouvoir amener à aucune des religions chrétiennes. Si le grand-duc de Moscovie, ou tsar de Russie, qu’on croit être l’ancien knès de Scythie, refuse d’entrer dans l’association, après qu’on la lui aura proposée, on le doit traiter comme le sultan de Turquie ; le dépouiller de ce qu’il possède en Europe, et le reléguer en Asie, où il pourra, sans que nous nous en mêlions, continuer tant qu’il voudra, la guerre qu’il a presque continuellement avec les persans et les Turcs.

Réunir des armées suffisantes

Pour venir à bout de cette entreprise, qui ne paraît avoir rien de difficile, d’abord qu’on suppose que tous les princes chrétiens y concourent unanimement, il n’est question que d’engager chacun d’eux à se taxer lui-même pour l’entretien des gens de guerre, et pour toutes les autres choses nécessaires à la faire réussir.
En attendant que le conseil général, dont il sera parlé plus bas, eut spécifié toutes ses valeurs, voici quelles étaient à cet égard les idées de Henri-le-Grand.

Le pape fournirait pour cette expédition, 8000 hommes d’infanterie, 1200 hommes de cavalerie, 10 canons et autant de galères. L’empereur et les cercles d’Allemagne, 60 000 hommes d’infanterie, 20 000 de cavalerie, 5 gros canons, 10 galères ou vaisseaux. Le roi de France, 20 000 hommes d’infanterie, 4000 de cavalerie, 20 canons, 10 vaisseaux ou galères. L’Espagne, la Grande-Bretagne, le Danemark, la Suède, la Pologne, pareil nombre que la France, avec le seul égard de compenser différemment entre ces couronnes, suivant les commodités, le fournissement de ce qui appartient au service de mer. Le roi de Bohème, 5000 hommes d’infanterie, 1500 de cavalerie, 5 canons. Le roi de Hongrie, 12 000 hommes d’infanterie, 5000 de cavalerie, 20 canons, 6 vaisseaux. Le duc de Savoie, c’est-à-dire, le roi de Lombardie, 8000 hommes d’infanterie, 1500 de cavalerie, 8 canons, 6 galères. La république de Venise, 10 000 hommes d’infanterie, 1200 de cavalerie, 10 canons, 25 galères. La république Helvétique, 15 000 hommes d’infanterie, 5000 de cavalerie, 12 canons. La république Belgique, 12 000 hommes d’infanterie, 1200 de cavalerie, 12 canons, autant de vaisseaux. La république Italique, 10 000 hommes d’infanterie, 1200 de cavalerie, 10 canons, 8 galères. Le tout ensemble composerait environ 270 000 hommes d’infanterie, 50 000 hommes de cavalerie, de 100 canons, et 120 vaisseaux ou galères soudoyés, équipés et entretenus aux frais de tous ses Etats, chacun suivant leur portion.

Cet armement des princes et états de l’Europe paraît si peu considérable et si peu gênant, comparés aux forces qu’ils sont dans l’usage de tenir sur pied contre leurs voisins ou contre leurs sujets, que quand il aurait dû subsister perpétuellement, il n’y aurait eu à cela aucun inconvénient ; ç’aurait même été une excellente école pour la guerre.
Mais outre que les entreprises auquel on le destinait n’auraient pas toujours duré, on aurait pu diminuer le nombre et les frais à proportion des besoins, qui n’auraient pas toujours été les mêmes. Je suis persuadé cependant que cette idée aurait été si fort du goût de tous ces princes, qu’après qu’ils auraient conquis par ce moyen, tout ce qu’ils ne doivent pas souffrir qu’aucun étranger partage avec eux en Europe, ils auraient cherché à joindre les parties de l’Asie, le plus à leur commodité, et sur toute la côte entière d’Afrique, trop voisine de nos états, pour n’en être pas incommodés. Une précaution unique à prendre, par rapport à tous les pays conquis, eut été d’y fonder de nouveaux royaumes, qu’on déclarerait unis à la république chrétienne, et qu’on distribuerait à différents princes, en excluant soigneusement ceux qui tiendraient déjà rang parmi les souverains de l’Europe.

Dépouiller la maison d’Autriche

La partie du dessin purement politique, roulait presque tout entière sur un premier préliminaire, qui n’aurait, ce me semble, souffert guère plus de difficultés que l’article précédent ; c’était de dépouiller la maison d’Autriche de l’empire de tout ce qu’elle possède dans l’Allemagne, en Italie et dans les Pays-Bas ; en un mot, de la réduire au seul royaume d’Espagne renfermé entre l’océan, la Méditerranée et les Pyrénées ; auquel on aurait laissé seulement, pour le rendre égal aux autres grandes dominations monarchiques de l’Europe, la Sardaigne, Majorque, Minorque et autres îles sur ces côtes ; les Canaries, les Açores et le cap Vert, avec ce qu’il possède en Afrique ; le Mexique, avec les îles de l’Amérique qui lui appartiennent ; pays qui suffiraient seuls à fonder de grands royaumes : enfin, les Philippines, Goa, les Moluques, et ses autres possessions en Asie.

Sur quoi il se présente à l’esprit l’idée d’un moyen propre à dédommager la maison d’Autriche de tout ce qu’on lui ôtait en Europe ; c’était de le lui faire regagner dans les trois autres parties du monde, en lui aidant à s’emparer, et en la déclarant l’unique propriétaire de tout ce que nous y connaissons d’habitable, et qu’on y pourrait découvrir dans la suite. On suppose pour cela qu’elle n’aurait pas obligé par sa résistance, à employer la force contre elle ; et même, dans cette supposition, ce n’était point au prince de cette maison, régnant en Espagne, qu’il eût fallut assujettir ainsi les trois parties du monde, mais à différents princes de la même ou de plusieurs branches ; lesquels après cela, n’eussent été tenu qu’à l’hommage envers la couronne d’Espagne, ou tout au plus à un tribut, tel que l’exigeaient les anciens conquérants. Par là cette maison, qui veut être la plus puissante du monde, aurait pu continuer à se flatter de cet avantage, sans que les autres lui eussent envié cette prétendue grandeur.

Ses prétentions sont illégitimes

Les vues de la maison d’Autriche pour la monarchie universelle, mises en évidence par toutes les démarches qu’elle a fait faire à Charles Quint et à son fils, ont rendu la sévérité de ce traitement aussi juste que nécessaire ; et je dis de plus, qu’elle-même n’aurait eu aucun sujet raisonnable de s’en plaindre.
Il est vrai qu’on lui enlève l’empire ; mais auquel, à parler juste, elle n’a pas plus de droits que tous les princes d’Allemagne, et même de l’Europe.

Si la chose avait besoin d’être prouvée, il ne faudrait que lui rappeler à quelle condition Charles Quint lui-même, le plus puissant d’eux tous, fut reconnu empereur ; condition qu’il jura solennellement d’observer, à Smalcalde, en présence de sept électeurs ou princes, et des députés de 24 villes protestantes, le landgrave de Hesse et le prince d’Enhalt, portant la parole pour tous. Il jura, dis-je, de ne jamais déroger en rien aux lois reçues dans l’empire, et nommément à la fameuse bulle d’or, portée sous Charles IV, sauf à les amplifier, mais par le conseil et du consentement exprès des princes souverains d’Allemagne, de ne toucher à aucun de leurs privilèges ; de l’introduire aucun étranger au conseil ; de ne faire ni guerre ni paix, sans leur aveu ; de ne donner les charges et dignités qu’à des Allemands naturels, de ne se servir pour les dépêches que de la seule langue Allemande, de ne point établir d’impôt de son seul mouvement ; de n’appliquer aucune des conquêtes à son profit particulier. Il renonça formellement, surtout, à l’hérédité de la dignité impériale dans sa maison ; et conformément au second article de la bulle d’or, il jura qu’il ne ferait point reconnaître de roi des Romains, de son vivant.

Lorsque les protestants d’Allemagne, après en avoir presque chassé Ferdinand, consentirent à lui déférer la couronne impériale, ils renouvelèrent soigneusement avec lui tous ses articles, et les lui firent jurer, avec de nouveaux règlements pour le libre exercice de la religion.
Quant aux possessions de la maison d’Autriche dans l’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas, qu’on lui ôte aussi : pour ne rien dire ici, de ce qu’elle n’y doit qu’à une usurpation tyrannique, on ne la prive après tout, que des pays qui sont pour elle le sujet de si grandes dépenses (je parle surtout de l’Italie et des Pays-Bas) que tous ces trésors des Indes n’y ont pas suffi ; et d’ailleurs, on l’indemnise par des établissements aussi considérables pour le moins, et certainement beaucoup plus riches, en lui cédant le privilège exclusif, dont je viens de parler, de s’étendre dans les trois parties du monde, d’y fonder de nouvelles dominations, de s’en approprier les mines et les trésors, ce qui ne doit pas pourtant s’entendre, comme si l’on n’y interdisait tout commerce aux autres nations de l’Europe ; contraire, il devait être libre et ouvert à tout le monde, et cette stipulation, qui est des plus importantes, et plutôt un nouvel avantage pour elle, une restriction faite à ses droits.

Il y avait à gagner pour tout le monde

Je n’ai aucune peine à croire, en examinant cet arrangement, que la maison d’Autriche aurait accepté ces conditions, sans obliger à tirer l’épée contre elle. Mais le contraire supposé, à quoi lui eut servi sa résistance ? La promesse faite à tous les princes de l’Europe, de les enrichir, de ce qu’on lui enlevait, ne lui laissant d’espérance de secours de la part d’aucun d’eux.
Il y avait donc ici à gagner pour tout le monde, et c’est ce qui assurait la réussite du dessein de Henri-le-Grand. L’empire redevenait une dignité, à laquelle tous les princes, énormément ceux d’Allemagne, pouvait prétendre, et une dignité d’autant plus flatteuse, quoique suivant sa première institution, on n’y attachât aucun fond, que l’empereur était déclaré chef et premier magistrat de la république chrétienne, qu’on étendait à cet égard tous ses privilèges, bien loin de les diminuer ; parce qu’on supposait que cet honneur ne serait plus déféré dans la suite qu’au plus digne, et qu’on lui donnait une autorité plus marquée sur les républiques Belgique et Helvétique, obligé de le reconnaître à chaque mutation, par l’hommage respectueux.
L’élection de l’empereur demeurait entre les mains des électeurs, ainsi que la nomination du roi des Romains, avec la restriction, qu’ils ne pourraient le prendre deux fois de suite dans la même famille. Pour cette fois-ci, on était convenu d’en gratifier l’électeur de Bavière, qui gagnait outre cela dans le partage, les apanages de la maison d’Autriche, qui l’avoisine du côté de l’Italie.

Le reste de ses apanages aurait été séparé avec équité par les rois de France, d’Angleterre, de Danemark et de Suède, entre les vénitiens, les Grisons, le duc de Furstenberg, et les marquis de Bade-Anspach et Bade-Dourlach.
On aurait fait de la Bohème un royaume électif, en y joignant la Moravie, la Silésie et la Luzace.
La Hongrie serait aussi devenue un royaume électif, à la nomination du pape, de l’empereur, des rois de France, d’Espagne, d’Angleterre, de Danemark, de Suède et de Lombardie ; et parce que ce royaume devait être regardé comme le boulevard de la chrétienté, on se serait attaché à le rendre le plus puissant et le plus en état de résister aux infidèles, en y ajoutant dès à présent l’archiduché d’Autriche, la Stirie, Carinthie et Carniole, et en y incorporant dans la suite, tout selon tout ce que l’on conquerrerait en Transylvanie, Bosnie, Esclavonie et Croatie. Les mêmes électeurs se seraient obligés par serment, de l’assister particulièrement, et ils auraient eu grand soin de ne jamais l’accorder à la brigue, mais d’en revêtir un prince, connu par ses grandes qualités, surtout pour la guerre.
La Pologne étant dans le même cas à peu près que la Hongrie, à cause du voisinage du Turc, du Moscovite et du Tartare ; elle serait pareillement devenue un royaume électif par les huit mêmes potentats, et l’on aurait augmenté ses forces, en lui appliquant toutes les conquêtes sur les infidèles qui confinent ses frontières, et en terminant à son avantage les disputes qu’elle a avec ses voisins.
La Suisse accrue de la Franche-Comté, de l’Alsace, du Tyrol et autres dépendances, aurait été érigée en république souveraine, gouvernée par un conseil ou Sénat, dont l’empereur, les princes d’Allemagne et les Vénitiens auraient été nommés surarbitres.

Les changements à faire en Italie

Les changements à faire en Italie, consistaient en ce que le pape serait déclaré tenir rang parmi les monarques de l’Europe, et qu’il posséderait à ce titre Naples, la Pouille, la Calabre et toutes leurs dépendances, unies au patrimoine de Saint-Pierre, sans pouvoir jamais en être aliénés. Le seul cas d’opposition de la part du Saint-Père, qu’on ne doit pourtant pas présumer, aurait obligé à changer cet ordre, et à partager le royaume de Naples en deux portions, dont les mêmes rois électeurs auraient disposé d’un commun accord.
La Sicile serait cédée à la république de Venise, par lettres émanées des huit mêmes principaux potentats ; à la charge d’en rendre l’hommage à chaque pape, qui acquérait le titre de chef immédiat de toute la république Italique, appelée autrement par cette raison, la république de l’Eglise.
Les autres membres de cette république seraient les seigneuries de Gênes, Florence, Mantoue, Modène, Parme, Lucques, gouvernées comme elles le sont actuellement, Boulogne et Ferrare, érigées en villes libres, et toutes ces seigneuries auraient rendu tous les 20 ans hommage au pape, leur chef, par le don solidaire d’un crucifix de 10 000 écus.

Des trois grandes républiques de l’Europe, celle-ci paraît du premier coup d’œil devoir être la plus brillante et la plus riche, ce qui n’est pas cependant, parce qu’on n’y comprend point ce qui appartiendrait au duc de Savoie. Cet état serait rendu l’une des grandes monarchies de l’Europe, héréditaire aux filles comme aux mâles, portant le nom de royaume de Lombardie ; dans lequel, outre le pays ainsi appelé, serait encore compris le Milanais et le Montferrat, pour lequel on donnerait au duc de Mantoue le duché de Crémone ; il y aurait acte authentique de cette érection, de la part du pape, de l’empereur, et des puissances monarchiques de la république chrétienne.

La France, l’Angleterre et le Nord de l’Europe

La France, comme on le voit, ne se réservait rien pour elle-même dans ces différents démembrements, que la seule gloire de les distribuer avec équité. Henri en avait fait la déclaration dès longtemps auparavant. Il disait même quelquefois, avec autant de modération que de bon sens, que cet ordre une fois établi, il aurait volontiers remit la question de l’étendue que devait avoir la France à la pluralité des suffrages.
Cependant comme les pays d’Artois, d’Hainault, Cambrai, le Cambraisis, le Tournaisis, Namur et Luxembourg, ne convenaient bien qu’à elle, ils lui étaient cédés ; mais pour en gratifier, en dix portions, dix Princes ou seigneurs français, ayant titre de souverains.

L’Angleterre était précisément dans le même cas, c’était un point arrêté entre les deux princes, auteur du projet, Élisabeth et Henri ; sur la remarque qu’avait apparemment faite cette reine, que les îles britanniques, dans les différents états par où elles ont passé, d’une ou de plusieurs monarchies, électives, héréditaires, masculines ou féminines, parmi la variation de leurs lois et de leur police, n’avaient jamais éprouvé de revers ni de véritables malheurs, que lorsque leur souverain avait voulu sortir de leur petit continent.
Il semble en effet qu’ils y sont comme concentrés par la nature même, en sorte qu’il ne tient qu’à eux d’être heureux, sans avoir rien à démêler avec personne ; pourvu qu’ils se bornent à maintenir en paix les trois peuples qui leur sont fournis, en les gouvernant chacun selon leurs privilèges et leurs coutumes.

Pour faire tout égal entre la France et l’Angleterre, on prenait dans le duché de Limbourg, le Brabant, la juridiction de Malines et autre dépendances de la Flandre Flamande, Gallicane ou Impériale, de quoi composer huit fiefs souverains pour huit Princes ou milords de cette nation.
Ces deux portions exceptées, tout le reste des dix-sept Provinces-Unies, appartenant ou non appartenant à l’Espagne, était érigé en corps d’état libre et indépendant, sous le nom de république Belgique.
Il faut pourtant encore en retrancher un fief, portant titre de principauté, accordé au prince d’Orange, et quelques autres semblables indemnités de peu de valeur, pour trois ou quatre autres personnes.

La succession de Clèves était partagée entre les princes que l’empereur en voulait dépouiller ; c’était le moyen qu’on avait de les gratifier aux dépens de la maison d’Autriche, ainsi que quelques autres princes dans ce canton, auquel on abandonnait les villes impériales qui sont situées.

La Suède même et le Danemark, quoique la loi que s’était imposée la France et l’Angleterre, dût leur être commune avec ces deux couronnes, trouvaient encore dans cette distribution, de quoi se procurer plus d’étendue et de commodité. Les troubles perpétuels qui agitent ces deux états, auraient pris fin, et c’était, ce me semble, leur rendre un assez grand service. Toutes ces cessions, échanges et transports au nord de l’Allemagne devaient être faits à l’arbitrage des rois de France, d’Angleterre et de Lombardie, et de la république de Venise.

On comprend présentement quel était l’objet du nouveau plan : c’était de partager avec proportion toute l’Europe, entre un certain nombre de puissances, qui n’eussent eu rien à envier les unes aux autres du côté de l’égalité, ni rien à craindre du côté de l’équilibre.
Le nombre en était réduit à quinze, et elles étaient de trois espèces, savoir, six grandes dominations monarchiques héréditaires ; cinq monarchiques électives ; et quatre républiques souveraines. Les six monarchiques héréditaires étaient la France, l’Espagne, l’Angleterre ou Grande-Bretagne, le Danemark, la Suède et la Lombardie ; les cinq monarchies électives, l’Empire, la Papauté ou le Pontificat ; la Pologne, la Hongrie et la Bohème ; les quatre républiques, la république de Venise ou seigneuriales, la république d’Italie, qu’on peut de même nommer ducale, à cause de ses ducs, la république Suisse, Helvétique ou confédérée, et la république Belgique, autrement provinciale.

Le Conseil général de l’Europe

Les lois et les statuts propres à cimenter l’union de tous ses membres entre eux, et à maintenir l’ordre une fois établi ; les serments et engagements réciproques, tant sur la religion, que sur la politique ; les assurances mutuelles pour la liberté du commerce ; les mesures pour faire tous ces partages avec équité, et au contentement général des parties, tout cela se sous-entend de soi-même, sans qu’il soit besoin que je m’étende beaucoup sur les précautions qu’avait prises Henri, à tous ces égards.
Il ne pouvait survenir au plus que quelques petites difficultés de détail, qui aurait été aisément levées dans le conseil général, représentant comme les états de toute l’Europe, dont l’établissement était sans doute l’idée la plus heureuse qu’on pût former, pour prévenir les changements que le temps apporte souvent aux règlements les plus sages et les plus utiles.

Le modèle de ce conseil général de l’Europe avait été pris sur celui des anciens Amphictyons de la Grèce, avec les modifications convenables à nos usages, à notre climat, et au but de notre politique. Il consistait en un certain nombre de commissaires, ministres ou plénipotentiaires, de toutes les dominations de la république chrétienne, continuellement assemblés en corps de Sénat pour délibérer, sur les affaires survenantes, s’occuper à discuter les différents intérêts, pacifier les querelles, éclaircir et vider toutes les affaires civiles, politiques et religieuses de l’Europe, soit avec elle-même, soit avec l’étranger.
La forme et les procédures de ce Sénat, aurait été plus particulièrement déterminées par les suffrages de ce Sénat lui-même. L’avis de Henri était qu’il fut composé, par exemple, de quatre commissaires, pour chacun des potentats suivants, l’empereur, le pape, les rois de France, d’Espagne, d’Angleterre, de Danemark, de Suède, de Lombardie, de Pologne, la république Vénitienne ; et de deux seulement, pour les autres républiques et moindres puissances, ce qui aurait fait un Sénat d’environ soixante-six personnes, dont le choix aurait pu se renouveler de trois ans en trois ans.

À l’égard du lieu, on déciderait s’il était plus à propos que ce conseil fut permanent, qu’ambulatoire, divisé en trois, que réuni. Si on le partageait par portion de vingt-deux magistrats chacune ; leur séjour devait être dans trois endroits, qui fussent comme autant de centres commodes, tels que Paris ou Bourges, pour l’une ; Trente ou Cracovie ou leurs environs, pour les deux autres.
Si l’on jugeait plus expédient de ne point le diviser ; le lieu d’assemblée, soit qu’il fut fixe ou ambulatoire, devait être à peu près le cœur de l’Europe, et être par conséquent fixé dans quelqu’une des quatorze villes suivantes, Metz, Luxembourg, Nancy, Cologne, Mayence, Trèves, Francfort,Wirtzbourg, Heidelberg, Spire, Worms, Strasbourg, Bâle, Besançon.

Je crois qu’outre ce conseil général, il eut encore convenu d’en former un certain nombre de moindres, pour la commodité particulière de différents cantons. En en créant six, on les aurait placés, par exemple, à Dantzig, à Nuremberg, à Vienne en Allemagne, à Bologne en Italie, à Constance, et le dernier dans l’endroit jugé le plus commode pour les royaumes de France, d’Espagne et d’Angleterre, et la république Belgique, qu’il regardait plus particulièrement.
Mais quels que fussent le nombre et la forme de ces conseils particuliers, il était de toute utilité qu’ils ressortissent par appel au grand conseil général, dont les arrêts auraient été autant de décrets irrévocables et irréformables, comme étant censée émaner de l’autorité réunie de tous les souverains, prononçant aussi librement qu’absolument.

Les négociations pour grossir la liste de confédération

Mais laissons tous ce qui se borne à des spéculations, auxquelles l’expérience et la pratique auraient pu apporter bien des changements, et venons aux moyens employés par Henri, pour faciliter l’exécution de son grand dessein. J’éviterai, autant qu’il se pourra, de répéter ce qu’on a lu en différents endroits de ces Mémoires.
Il avait toujours paru à Henri de la dernière conséquence, de pouvoir s’assurer de quelqu’un des plus puissants princes de l’Europe, pour concerter avec lui tous ses projets ; c’est ce qui fit qu’après la mort d’Élisabeth, qui avait uni d’un nœud indissoluble l’intérêt des deux couronnes de France et d’Angleterre, on mit tout en œuvre pour faire passer tous ces sentiments au roi Jacques, son successeur.
Si j’avais pu y réussir dans l’ambassade solennelle, dont j’ai rapporté les particularités, jusqu’à faire consentir ce prince, que son nom parut tout ouvertement à côté de celui de Henri ; cette fraternité d’armes, surtout si elle avait été grossie de la même manière, des noms des rois de Danemark et de Suède, aurait épargné la peine et les difficultés de bien des négociations.

Il fallut se contenter, comme on l’a vu auprès du roi d’Angleterre, des mêmes promesses qu’on exigeait dans les autres cours ; c’est-à-dire que non seulement il ne s’opposerait point la confédération, mais encore, après que Henri aurait rendu ses desseins publics, il se déclarerait pour nous, et contribuerait de la même manière que les autres intéressés ; ce qu’on gagna à la fin d’autant plus aisément, qu’on trouva un tempérament qui ne coûtait rien à la paresse naturelle de ce prince, qui fut de faire exécuter par le prince de Galles, son fils, ce qu’il balançait à entreprendre sous son nom.
Sitôt que celui-ci eut obtenu de son père, que du moins il fermerait les yeux sur ces démarches, il prévint tous les désirs de Henri, animé du désir d’acquérir de la gloire, et de se rendre en même temps digne de l’estime de Henri, et de son alliance ; car il devait épouser l’aînée des filles de France. Il m’en écrivit plusieurs fois, et m’en fit écrire par Saint-Antoine, en ces termes ; il y ajouta que le roi de France pouvait compter sur 6000 hommes d’infanterie et 1500 chevaux, qu’il s’obligeait de lui mener, et dans la suite, ce nombre fut augmenté de 2000 fantassins et de huit canons, soudoyés et entretenus aux frais de l’Angleterre, pendant trois ans au moins.

Le roi de Suède ne se montra pas moins zélé pour la cause commune, et le roi de Danemark paru aussi être dans les mêmes dispositions.

On négociait pendant ce temps-là sans relâche dans les différentes cours de l’Europe, particulièrement dans les cercles d’Allemagne et les Provinces-Unies, où le roi tenait pour ce sujet Boissise, Fresne-Canaye, Baugy, Ancel et Bongars. Le conseil des états fut bientôt d’accord, le prince d’Orange envoya les sieurs Malderet et Brederode, offrir de leur part au roi, 15 000 hommes d’infanterie et 3000 de cavalerie. Ils furent suivis de près par le landgrave de Hesse et le prince d’Enhalt, auquel on eut l’obligation, ainsi qu’au prince d’Orange, de voir en assez peu de temps grossir la liste de confédération, du duc de Savoie, de tout ce qui tenait dans la Hongrie, la Bohème et la Basse-Autriche, pour la religion réformée, de quantité de villes et de princes protestants d’Allemagne ; enfin de tous les cantons Suisses, de la religion ; et lorsque la succession de Clèves, qu’on voyait l’empereur disposé à usurper, fut devenue un autre motif d’engagement, il n’y eut presque plus rien en Allemagne, qui ne fut pour nous, comme le prouve assez le résultat de l’assemblée en général à Hall.
On aurait suscité à l’électeur de Saxe, qui était peut-être demeuré le seul du parti contraire, un embarras dont il eut eu de la peine à se démêler ; c’était de lui mettre en tête la branche de Jean-Frédéric, dépouillé de cet électorat par Charles Quint.

Ne parler d’abord que de paix générale

Il y avait plusieurs de ces puissances, auxquelles je suis persuadé qu’on n’eût rien risqué à s’ouvrir sur le fond même de l’entreprise ; qu’il aurait même secondé avec d’autant plus de chaleur, qu’elles auraient vu qu’on se serait porté plus ouvertement à la destruction de la grandeur Autrichienne : telles étaient assurément les Vénitiens, les Provinces-Unies, et presque tous les protestants, surtout les évangéliques d’Allemagne.
Mais comme on ne pouvait apporter trop de précautions, pour ne pas indisposer contre la nouvelle alliance, les puissances catholiques qu’on cherchait à y engager ; on se donna bien de garde de rendre d’abord public les vrais motifs, ni toute l’étendue du projet concerté.
Le secret de l’intrigue fut dans le commencement caché à tous, sans exception ; ensuite, révélé à un très petit nombre de personnes, dont on crut avoir absolument besoin pour gagner et attacher les autres, et qu’on ne put soupçonner d’indiscrétion. L‘association ne fut fort longtemps présentée à tout le reste que sous l’idée d’une espèce de traité de paix générale, dans lequel on renfermerait ce que l’utilité publique et le bien général de l’Europe pourraient inspirer de moyens, pour arrêter les progrès du pouvoir excessif de la maison d’Autriche.
Nos ambassadeurs et nos agents n’eurent ordre que de demander à ces princes un renouvellement ou un commencement d’alliance, pour travailler plus efficacement à la paix ; de les consulter eux-mêmes sur les moyens d’y parvenir, de paraître n’être envoyés que pour les chercher avec eux, de les sonder cependant, et suivant les dispositions où on les trouverait, de jeter, comme au hasard et par conjecture, quelque idée d’un nouvel ordre, plus propre à maintenir l’équilibre en Europe, et à assurer à chaque religion le repos dont elle n’avait pu jouir jusqu’à présent.
Les propositions d’alliance par mariage furent très utilement mises en usage auprès des rois d’Angleterre et de Suède, et des ducs de Savoie et de Lorraine. C’était un point décidé, de faire épouser aux dauphins l’héritière de Lorraine, ce duché continuant à relever de l’empire, comme auparavant.

Convaincre du désintéresssement d’Henri

Mais aucune précaution ne parut si nécessaire et ne fut si fortement recommandée à nos négociateurs, que de bien persuader tous les souverains de l’Europe, du désintéressement avec lequel Henri était résolu d’agir en cette occasion. On trouvait moyen de l’insinuer et d’en convaincre ces princes, lorsque dans la supposition qu’il fut besoin de recourir aux armes, nous protestions hautement qu’on pouvait compter sur les forces, sur les trésors, sur la personne même de Henri, et si gratuitement de sa part, que sans attendre d’en être requis, il se porterait de son propre mouvement à donner toutes les assurances les plus positives, qu’il ne retiendrait à son profit ni une seule ville, ni un seul pouce de terre, même comme dédommagement.
Cette modération, dont à la fin personne ne douta, fit toute l’impression qu’elle devait faire, lorsqu’on put entrevoir quel était d’autant plus généreuse, qu’il y avait de quoi flatter et contenter la cupidité de tout le monde ; et en attendant que cette renonciation absolue fut devenue publique et solennelle, comme elle devait l’être dans les manifestes qu’on allait faire paraître, Henri en donna une preuve, qui acheva de gagner le pape.

Personne n’ignorant que, puisqu’il s’agissait au moins de chasser l’Espagne de celle de ses usurpations qui étaient les plus manifestement injustes, la Navarre et le comté de Roussillon ne pouvaient manquer de revenir à la France, le roi offrit volontairement de les échanger pour les deux royaumes de Naples et de Sicile, et en même temps de faire présent de l’un et de l’autre au pape et à la république de Venise ; ce qui était renoncéer au droit le plus incontestable qu’il put avoir sur les dépouilles de cette couronne.
En remettant même cette affaire, comme il fit, à l’arbitrage du pape et des Vénitiens, il les obligea d’autant plus sensiblement, qu’il réunissait en leur faveur tout le profit des parties et tout l’honneur du jugement.

Comment le pape fut convaincu

Aussi le pape, à la première proposition qui lui en fut faite, vint de lui-même au-devant de Henri. Il fit demander d’abord, si dans la circonstance présente, on trouvait bon qu’il fit office de médiateur commun, pour rétablir la paix en Europe, et pour convertir la guerre que se faisaient continuellement les princes, en une guerre perpétuelle contre les infidèles, partie du projet, qu’on avait eu grand soin de lui développer.  C’était déclarer suffisamment qu’il n’avait pas envie qu’il se fit rien sans lui, et qu’il était encore moins d’humeur à renoncer à l’avantage qu’on lui présentait.
Paul V s’expliqua encore plus clairement, lorsqu’il crut qu’il était temps de parler. Ubaldini, son nonce, dit au roi, que Sa Sainteté s’engageait à lever, sur différents prétextes, pour l’union contre la maison d’Autriche, 10 000 hommes d’infanterie, 1500 de cavalerie, et huit canons, pourvu que Sa Majesté se chargea de fournir l’argent nécessaire à les entretenir pendant trois ans, qu’on lui donna toutes sortes de sûreté pour la cession de Naples, et pour les autres droits d’hommage qu’on lui avait promis, et qu’on satisfit loyalement aux conditions, que de son côté il croyait devoir apposer au traité.
Ces conditions, du moins les principales, étaient qu’on ne pouvait élire d’empereur, qui ne fut catholique ; que la religion Romaine serait maintenue dans tous ses droits, ainsi que les ecclésiastiques dans tous leurs privilèges et libertés ; que les protestants ne pourraient s’établir dans les pays, où ils n’étaient point établis lors du traité. Le roi promis à Ubaldini d’observer religieusement toutes ces conditions, et il déféra de plus au pape l’honneur d’être l’arbitre de toutes celles qui resteraient à régler dans l’établissement des nouvelles républiques.

Ce n’était pas peu de chose, que d’avoir fait franchir ce pas au pape ; son exemple ne pouvant manquer d’être d’une grande efficace, pour déterminer le reste des états catholiques, surtout d’Italie. On n’avait rien négligé pour seconder les dispositions favorables où il paraissait être ; en payant exactement aux cardinaux et aux petits princes d’Italie, leur pension, et y ajoutant même plusieurs nouvelles gratifications.
L’établissement d’une nouvelle monarchie en Italie, était le seul prétexte dont on eut pu se servir dans ces petites cours, pour se dispenser d’embrasser l’union ; mais cette vaine appréhension était facile à dissiper, et leurs propres avantages devaient assez les rassurer.

Si cela ne suffisait pas, on aurait eu recours à la menace de déclarer tous les contrevenants, déchus après un certain terme, du droit de prétendre à ses avantages, de les priver de même de toute prétention à l’empire et aux royaumes électifs ; et de convertir ces petites républiques en souverainetés, et les souverainetés en républiques. Il n’y a guère d’apparence qu’aucun d’eux eut seulement balancé sur cette option. La punition du premier rebelle aurait achevé de contenir dans le devoir tous ces petits états, qui sentent d’ailleurs toute leur impuissance. Mais c’était un moyen à employer au défaut de tous les autres, et jusque dans le châtiment, il fallait toujours laisser une porte ouverte à la grâce.

Les ressources qu’on avait réunies

Voilà à quel point avaient été amenées toutes choses, au moment fatal de la mort de Henri-le-Grand ; voici en particulier le détail des forces pour la guerre, dont toutes les parties intéressées étaient convenues avec lui […].

Le total de toutes ses forces étrangères, quelque manque qu’on y eût supposé, aurait toujours été de 100 000 hommes d’infanterie au moins, de 20 à 25 000 hommes de cavalerie, et d’environ 120 canons.
Le roi, de son côté, avait actuellement sur pied deux armées bien équipées ; la première, qu’il devait commander en personne, de 20 000 hommes d’infanterie, Français naturel, 8000 Suisses, 4000 lansquenets ou Wallons, 5000 hommes de cavalerie et vingt canons ; la seconde, donnée à conduire à Lesdiguières, du côté des monts, de 10 000 hommes d’infanterie, 1000 de cavalerie et dix canons, outre un camp volant de 4000 hommes d’infanterie, 600 de cavalerie et 10 canons, et un renfort de 2000 hommes de pied, pour mettre en garnison aux endroits où il serait besoin. […]

Dans cette supposition, que la dépense de la guerre ne pouvait rouler pour la France, qu’entre 90 et 95 millions, supposition qui n’est pas hasardée, puisque nous avons tout mis au plus fort, il est aisé de faire voir qu’au bout de ces trois ans, Henri devait se trouver dans ses coffres 30 millions de plus qu’il n’en devait dépenser, le fonds de toute sa recette faite et à faire pendant ces trois années, étant de 121 540 000 livres ; c’est ce qui résulte de trois états que je remis aux mains de Sa Majesté.
[…]
Quelque mécompte qui eut pu s’y trouver, ayant 41 millions à répandre, quels obstacles Henri aurait-il pu trouver de la part d’une puissance qu’on savait être épuisée d’argent, et l’on peut ajouter de soldats ? Personne n’ignorant que les meilleurs et les plus nombreux soldats dont l’Espagne ait coutume de se servir, se tirent de la Sicile, de Naples et de la Lombardie, ou bien sont Allemands, Suisses et Wallons.
Tout concourant donc un heureux succès, et avec la précaution d’avoir placé de bons magasins dans les endroits de passage, le roi était à la veille de se mettre en marche en corps d’armée, droit à Mézières ; d’où prenant sa route par Clinchamp, Orchimont, Bauraing, Ossais, Longpré, etc. après avoir fait élever cinq forts dans tous ces quartiers, et y avoir placé ses 2000 hommes de garnison avec les munitions nécessaires, il aurait joint du côté de Duren et de Stavelo, les deux armées que faisaient avancer de leur côté les princes d’Allemagne et les Provinces-Unies ; et commençant par fermer aux ennemies toutes entrées dans les pays de Clèves et de Juliers, ces principautés qui étaient le prétexte de l’armement, seraient d’abord tombées entre ses mains, et auraient été mises en séquestre, en attendant que l’empereur et le roi d’Espagne eussent montré quel parti ils prenaient sur les desseins des princes alliés.

Les manifestes prévus

C’était ce moment qu’on avait choisi pour publier et répandre par toute l’Europe les déclarations en forme de manifestes, qui devaient lui ouvrir les yeux sur ses véritables intérêts, et sur le vrai motif qui avait mit les armes aux mains de Henri et des princes confédérés. Ces manifestes étaient composés avec un fort grand soin. L’esprit de justice, de droiture, de bonne foi, de désintéressement et de bonne politique s’y faisait sentir partout.
Sans y découvrir encore en entier le fond de tous les changements qu’on voulait faire en Europe, on y faisait entendre, que l’intérêt commun avait armé tous ces princes, non seulement pour empêcher la maison d’Autriche de se mettre en possession des états de Clèves, mais encore pour la chasser des Provinces-Unies et de tout ce qu’elle possédait injustement ; que leur but était de partager toutes ces dépouilles entre les états et les princes les plus faibles ; qu’il ne fallait point regarder cette entreprise comme un sujet qui dût rallumer la guerre par toute l’Europe ; que quoiqu’armés, les rois de France et du Nord ne demandaient que le titre de médiateurs dans les sujets de plainte que l’Europe faisait par leur bouche contre la maison d’Autriche, et ne cherchait qu’à terminer à l’amiable tous les différents de ces princes les uns avec les autres ; qu’ils ne prétendaient rien faire en cette occasion, non seulement que du consentement unanime de toutes ces puissances ; mais encore de tous ces peuples, qu’on invitait à faire leurs représentations aux rois alliés.
Telle aurait été aussi la substance des lettres circulaires, que Henri et les princes ses associés eussent envoyées en même temps dans tous les endroits soumis à leur puissance, afin que les peuples instruits, joignant leurs suffrages, il se fut fait un cri général contre la maison d’Autriche, de toutes les parties de la chrétienté.

Comme on était résolu d’éviter avec la dernière précaution de donner de l’ombrage à qui que ce fut, et que Henri voulait convaincre de plus en plus ses confédérés, qu’il n’était occupé que de leurs véritables intérêts, il aurait joint à tous ces écrits, d’autres lettres écrites dans les différentes cours, et en particulier aux électeurs de Cologne et de Trèves, aux évêques de Munster, de Liège et de Paderborn, au duc et à la duchesse de Lorraine.
On aurait observé cette conduite avec les ennemis mêmes, dans les lettres qu’on écrirait à l’archiduc et à l’infante sa femme ; à l’empereur lui-même et à tous les princes Autrichiens, en cherchant à les engager par les motifs les plus forts et les plus pressants, à prendre le seul parti raisonnable. Partout où l’on aurait porté ses pas, on aurait rien négligé pour instruire, convaincre et faire naître la confiance. […]

La suite de cette entreprise, en ce qui regarde la guerre, aurait dépendu de la manière dont l’empereur et le roi d’Espagne auraient reçu les propositions et répondu au manifeste des princes ligués. Il y a apparence que l’empereur, cédant à la force, aurait consenti à tout ; je suis même persuadé qu’il eût été le premier à demander à s’aboucher avec le roi de France, pour chercher les moyens de se retirer, du moins avec honneur, de ce mauvais pas, et qu’il se serait contenté de l’assurance qu’on lui conserverait, sa vie durant, la dignité impériale avec tous ses droits.
[…]

Henri-le-Grand était l’homme d’un tel plan

On ne saurait juger que par conjecture, du reste des événements qui auraient suivi ces commencements, parce qu’ils dépendent du plus ou moins de lenteur des ennemis à s’opposer à la rapidité de nos conquêtes, et du plus ou moins de promptitude de la part des confédérés, surtout des extrémités de l’Allemagne, à remplir leur convention.
Cependant je suis persuadé que, sur l’exposé que je viens de faire, il n’y a personne qui ne regarde la maison d’Autriche comme frappée du coup qui devait pour jamais anéantir sa puissance, et ouvrir un chemin sûr au reste des projets dont cette attaque ne devait être que le préliminaire. J’ajoute, et la voix de toute l’Europe me justifie à cet égard du reproche de prévention, que si une pareille entreprise tire presque toujours de la personne du chef qui l’a conduit, cette force qui la rend infaillible, celle-ci ne pouvait être remise en de meilleures mains, que celle de Henri-le-Grand. Avec une valeur capable seule de renverser les plus grands obstacles ; avec une présence d’esprit, qui ne négligeait et ne perdait aucun de ces avantages ; avec une prudence, qui sans rien précipiter, sans trop embrasser d’objets à la fois, savait les enchaîner l’un à l’autre, et connaissait tout ce qu’on peut ou ce qu’on ne doit pas attendre du temps, avec une expérience consommée ; enfin, avec toutes les grandes qualités guerrières et politiques qui ont brillé dans le prince, dont je viens de tracer l’histoire, de quoi ne vient-on pas à bout ? C’est ce qu’avait voulu exprimer ce grand roi, par cette devise modeste, qu’il avait fait mettre sur les derniers jetons qui furent frappés sous son règne :
Nil sine consilio.

Mémoires de Maximilien de Béthune, duc de Sully, principal ministre de Henri-le-Grand, mis en ordre, avec des Remarques, par M. L. D. L. D. L. Nouvelle édition, revue & corrigée. Tome VIII. A Londres 1778. 442 p. pp. 287 à 367.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *