Les Amis de la Paix 3 – Désarmer pour FAIRE la paix

width=Toutes les questions (et à peu près toutes les solutions) liées au désarmement furent explorées au cours du Congrès international des Amis de la Paix universelle réuni à Paris en 1849. Nous savons leur peu d’effet.

Ce rêve remonte à loin. Citons par exemple canon 39 du Deuxième concile de Latran (1139) : « Nous défendons sous peine d’anathème que cet art meurtrier et haï de Dieu qui est celui des arbalétriers et des archers soit exercé à l’avenir contre des chrétiens et des catholiques ».
Ce qui mettra fin à l’arbalète comme arme de guerre, c’est l’arme à feu !

Autre exemple…
L’interdiction des tournois (canon 14) sous peine de se voir refuser la sépulture chrétienne n’a pas eu plus d’effet. Si la pratique a disparu, c’est trois siècles plus tard en France parce que le roi Henri II de Valois mourut en 1559 des suites de la joute qu’il avait organisée pour célébrer la paix de Cateau-Cambrésis. Il entendait montrer qu’il avait toujours
bon ceur
(à se battre) alors que le traité qu’il venait de signer mettait fin de ses ambitions italiennes. Cette réconciliation entre la France et l’Espagne ne fit évidemment qu’armer le ressort conflictuel qui conduit un siècle et demi après au
Grand Dessein
d’Henri IV
.

width=

De même pour le duel. Interdit par le Concile de Trente en 1563, il tue encore six gentilhommes par an de 1550 à 1659 (cf. Robert Muchenbled. Une histoire de la violence, de la fin du Moyen Âge à nos jours. Seuil 2008. 490 p. p. 262).
Louis XIV , en montant sur le trône, promet de mettre cet interdit en oeuvre. Quelques duellistes seront exécutés, la plupart graciés. Louis XIV est un roi de guerre, il a besoin de brutes sourcilleuses.
Les rois puis les présidents, et les nobles puis la bourgeoisie… jusqu’à Gaston Deferre  en 1967 !

width=

En 1849, au Congrès des Amis de la paix universelle, on compte au moins deux duellistes pacifistes (!) parmi les orateurs : Victor Hugo qui préside, et Emile de Girardin, le patron de presse (voir infra).
Face au défi, comment se défiler si l’honneur est vital ? Peut-on jouer un rôle public et passer pour un lâche ?

Pour ceux qui réfléchissent sur le thème des
conflits inutiles
, le duel est donc une situation emblématique.
Pour Victor Hugo, il est au principe même de la guerre. N’évoque-t-il pas, dans son grand discours du 17 juillet 1851
ce Napoléon qui, parmi tant de combats prodigieux, est allé, à huit cents lieues de Paris, provoquer la vieille barbarie moscovite à ce grand duel de 1812
?
C’est également la pensée deTolstoï puisqu’il en fait la clé de son Guerre et Paix (publié en feuilleton entre 1865 et 1869).
Fiodor Ivanovitch Dolokhov, un officier désargenté, y provoque en duel le richissime et pacifique Pierre Bézoukhov.

– Eh bien, allons-y ! dit Dolokhov.
– Allons-y, dit Pierre toujours avec le même sourire.
C’était angoissant. Il était évident que rien ne pouvait plus arrêter l’action engagée si légèrement; elle se déroulait d’elle-même, indépendamment de la volonté des hommes et elle devait s’accomplir.
[Léon Tolstoï. La guerre et la paix. Livre II, 1ère partie, V.]

Nicolas II ne sut pas tenir compte de cet avertissement lorsque, en 1898, il prit l’initiative  de la Conférence internationale de la Paix qui se tiendra l’année suivante à La Haye. Le désarmement et la prévention de la guerre en étaient les objectifs essentiels, et l’on convint de créer la Cour permanente d’arbitrage de La Haye.
Nicolas II croyait en tout sauf en lui, et c’est ainsi qu’il mit le doigt dans l’engrenage de ce qui allait devenir la guerre de 14 et détruire son empire.

Vieilles histoires que tout cela ? Oh que non !

width=

Donald Trump, chaque jour, s’essaie à pousser les plus faibles qui le gênent
à la faute
. En un sens, il  a raison : malheur à lui s’il n’obtient pas quelque
victoire
qui le fasse réélire !

Précédentes livraisons
La nouvelle Marianne 
Les Amis de la Paix - Le congrès de Paris en 1849Les Amis de la Paix 2 - L'arbitrage international

 

Coquerel. Croire d’abord que le désarmement est possible

[M. Athanase Coquerel se lève…]

width=« La question qui vous est soumise est celle d’un désarmement général, mais simultané et progressif, des nations de l’Europe. Avant de l’examiner, permettez-moi de donner cours à un profond sentiment de surprise et d’émotion qui, depuis deux jours, remplit tout mon esprit. Nous sommes réunis dans cette enceinte à 7 ou 800 citoyens de l’Angleterre ou des États-Unis, dont plusieurs appartiennent aux législatures de ces grands pays, et ils ont traversé ou l’Atlantique ou la Manche pour ouvrir un Congrès de la paix parmi nous, c’est-à-dire au sein de la nation la plus guerrière du vieux continent, au sein de la cité qui contient les plus admirables monuments élevés à la gloire militaire, à l’ombre pour ainsi dire de cette colonne à laquelle nous ne donnons que ce simple nom : « la colonne », parce que ce nom suffit ; non loin du plus prodigieux arc de triomphe qui existe au monde, couvert sur toutes les faces du souvenir d’immortelles victoires. Certes, vous en conviendrez, nos amis de l’Angleterre et de l’Union font ainsi un véritable acte de courage ; il faut du courage pour venir proposer à des Français un projet de paix permanente et universelle ; il faut du courage pour parler aux peuples contre ce qu’ils aiment, et notre réputation est faite d’aimer la guerre.

Ce courage, où les amis de la paix l’ont-ils puisé ? Dans la foi. Ils ont foi en leur idée et ils en savent la puissance ; ils savent croire, et cette force de conviction leur a donné la force de traverser les mers et de venir faire entendre l’éloge de la paix à des oreilles si accoutumées à se laisser séduire par l’éloge et l’admiration de la guerre. Ils savent croire, et souffrez que je vous le dise : c’est là ce qu’en France nous savons faire le moins ; nous croyons peu et faiblement ; nous ne croyons pas avec suite, avec fermeté, avec persévérance; nous n’avons pas assez foi en une idée, même quand elle nous parait juste, en un principe qui nous parait vrai ; et de cette faiblesse, de cette indécision de nos persuasions, résulte que nous traitons les principes comme nos édifices publics : nous commençons, et nous n’achevons pas… Imitons le noble exemple qui nous est donné; ayons confiance en la pensée, nouvelle pour notre pays, mais en théorie et au fond irrésistible et inattaquable, que nous proclamons dans cette enceinte, et ne l’abandonnons plus. Cette pensée, jetée en avant comme le grain qui s’échappe de la main du semeur, deviendra féconde, pourvu que nous lui fassions prendre racine, pourvu que nous suivions le sillon jusqu’au bout ; et alors, avec le temps, le faible grain, longtemps invisible aux yeux prévenus des hommes, croîtra aux feux du soleil, et deviendra cet arbre magnifique à l’ombre duquel toutes les nations se rassembleront en paix.

L’un des moyens les plus sûrs de faire fructifier la pensée que le Congrès a pour but d’appuyer est celui qu’indique la question à l’ordre du jour : un désarmement général en Europe. L’histoire de notre pays fournit, à l’appui de cette clause des résolutions qui vous sont soumises, un argument et un précédent qui me paraissent d’une grande force. Nous avons inventé bien des choses en France, et entre autres nous avons inventé les armées permanentes. Ce qui fait une armée permanente, constituée, régulière, ce n’est pas seulement le courage des soldats, l’habileté des généraux, ni même l’esprit militaire de la nation ; l’argent est, en bien des sens différents, le nerf de la guerre, et ce qui constitue une armée permanente, c’est la solde, la solde inscrite au rang des charges publiques, la solde devenue une dépense nationale. La solde est d’invention française. C’est sous le règne de Charles VII… et je devrais peut-être demander pardon à mes auditeurs anglais de rappeler son souvenir… aux États généraux d’Orléans, en 1439, que les premiers fonds, destinés à retenir sous les drapeaux des troupes dès lors régulières, furent votés, et c’est de ce moment que datent dans l’histoire de l’Europe les armées permanentes…
Savez-vous quel est le vrai caractère de cette mesure ?… Je vous supplie de ne pas vous récrier au premier mot comme contre un paradoxe et de me laisser le temps d’achever ma pensée : cette mesure a été un premier désarmement. Avant cette époque, tout le monde était soldat; tout serf était tenu de servir; tous les seigneurs féodaux, renfermés chacun dans son château fortifié, guerroyaient sans cesse les uns contre les autres ou en s’alliant contre l’étranger, et appelaient à prendre les armes à leur suite tous leurs vassaux ; aussi la guerre se faisait toujours de province à province, de nation à nation, quelquefois de race à race. Aujourd’hui, elle ne se fait plus que d’armée à armée ; aujourd’hui, la guerre, telle du moins que les peuples civilisés, que les peuples chrétiens la conçoivent, la pratiquent, la permettent, laisse en dehors de ses nécessités terribles tout ce qui n’est point militaire. L’institution des armées permanentes a donc eu pour effet de désarmer les nations ; il s’agit maintenant d’entrer dans une voie nouvelle, de faire un grand pas de plus et de désarmer les armées.

Ce progrès obtenu avec une prudente lenteur; ce progrès convenu entre les nations, amènerait-il le périlleux résultat de laisser sans défense ou l’ordre intérieur ou les frontières ? Nullement ; progressif et simultané, le désarmement n’entraînerait aucune de ces conséquences funestes, et je ne crains pas de dire que la Fiance en doit l’exemple au monde, parce que, de toutes les nations du monde, la France est celle qui peut le plus facilement braver les risques, s’il y en a, de cette grande mesure et les conjurer à temps.

[L’orateur prouve cette assertion par l’analyse du caractère français, et avec l’aide de l’histoire, il ajoute :]

Si donc (ce qu’a Dieu ne plaise et ce qu’il ne faut prévoir qu’en désespoir de cause) le monde voulait réarmer, sortir du système de la paix, revenir au triste système de la guerre, remettre sur pied ces forces militaires immenses dont l’entretien l’écrase, et en appeler de nouveau au sort et au jugement des combats, la France, n’en doutez pas, retrouverait avant tous son armée et serait prête la première.
Si ces arguments et ces prévisions sont justes, quel scrupule de patriotisme peut nous empêcher d’adopter le vœu qu’exprime la résolution ? Si nous avons confiance en la valeur morale et religieuse, et même politique, du principe d’une paix permanente et générale, ayons confiance dans l’avenir. Sans m’arrêter à débattre un à un les moyens d’exécution dont le meilleur sera la bonne volonté, je me trouve ainsi ramené devant l’objection banale que l’on nous oppose sans cesse, l’impossibilité.

[L’orateur cite l’établissement du christianisme, l’émancipation des esclaves et l’avènement de toutes les libertés, d’abord regardées comme impossibles ; puis il ajoute :]

Et la tolérance religieuse, la liberté de conscience, l’égalité des cultes, le respect mutuel des croyances, combien de temps, au milieu des plus horribles guerres de religion, au milieu de la persécution sous toutes ses formes, au milieu des échafauds et des bûchers, n’a-t-on pas soutenu que ces conquêtes de la paix étaient impossibles ? Aujourd’hui, pour vous les rappeler, je n’ai besoin de citer ni le Code de nos lois, ni les articles de la Constitution : il me suffit de jeter avec émotion un regard à mes côtés, et de vous dire qu’en ce moment c’est un ministre protestant qui vous parle devant un des plus dignes ecclésiastiques catholiques qui l’écoute.

La paix dans le monde serait impossible, un jour, comme le christianisme, comme la liberté, comme le droit de servir Dieu selon sa conscience ? A ces assertions, à ces espérances, on répond, non sans dédain, que nous ne sommes pas des hommes pratiques; ce qui revient toujours à caresser l’idée de l’impossibilité ; oui, il y a des esprits qui s’y complaisent, qui la chérissent, qui y reviennent sans cesse par mille chemins ; ils font en quelque sorte l’apothéose de l’impossibilité ; ils en font une sorte de divinité fatale, et l’adorent, et, il en faut convenir, c’est un Dieu peu exigeant, et dont le culte est commode et facile…

Ce n’est pas le Dieu que nous voulons servir. Selon notre foi profonde, il n’y a d’impossible que ce qui est faux, ce qui est mauvais, ce qui est antihumain et antichrétien. Mais tout ce qui est vrai et tout ce qui est bon, tout ce qui est chrétien et divin est possible, sans quoi il faudrait se mettre à désespérer ; sans quoi la voie du progrès serait fermée devant l’homme, et pour tout dire en un seul mot, l’homme ne serait plus 1’homme et Dieu ne serait plus Dieu. »

Athanase Coquerel père (1795-1868), pasteur de l'Église réformée, membre du Consistoire, était un républicain modéré, ce qui le conduisit à l'Assemblée nationale entre 1848 et le coup d'Etat du 2 décembre 1851. Il a cependant le temps de participer à l'élaboration de la loi Falloux sur l'instruction publique et à la Commission Thiers sur l'assistance et la prévoyance publiques.

width=

Bouvet. Tous en même temps, sinon pas

[M. Francisque Bouvet, représentant du peuple, dit qu’il veut la paix, mais la paix dans la justice et dans la liberté.]

Il n’est pas de l’avis de M. Coquerel : la France ne doit pas donner l’exemple du désarmement.
width=Selon lui, toutes les nations doivent désarmer en même temps : le désarmement doit être instantané. Pour y arriver, il faut d’abord obtenir l’établissement d’une juridiction internationale, il faut qu’une convention soit passée entre les États. C’est ce but il s’agit d’atteindre. Il serait peut-être atteint déjà, si la France avait depuis février joué son véritable rôle en Europe, si elle avait soutenu les nationalités… l’orateur fait le procès aux hommes d’État ; il craint que bientôt la lutte ne s’ouvre entre la civilisation et la barbarie ; et il engage les amis de la paix à redoubler d’efforts et a cherché partout des appuis pour résister à l’orage qui s’amoncelle dans le Nord.

Emile de Girardin. Nous devons et pouvons prendre l’initiative

[M. Émile de Girardin, le rédacteur en chef de la Presse :]

width=« Je suis un soldat de la paix ! Et que ce nom ne vous étonne pas, Messieurs, car entre le soldat de la guerre et le soldat de la paix, il n’y a que la différence du chemin le plus court. On fait la guerre pour avoir la paix, et vous, qui voulez la paix, vous vous associez pour avoir la paix, pour l’avoir tout de suite. […]

On vous disait tout à l’heure que la France ne pouvait pas prendre l’initiative du désarmement ; alors je vous dirai que vous tournez dans un cercle vicieux; si l’on eût agi ainsi pour l’esclavage, tenez pour certain qu’à l’heure qu’il est l’esclavage ne serait pas aboli. Faisons donc, messieurs, tout ce qui est nécessaire pour mettre les gouvernements dans la nécessité de désarmer.
Pour arriver à ce but, qu’y a-t-il à faire ? Il y a à demander sans relâche l’abolition du recrutement. Le jour où vous demanderez cette abolition du service militaire, soyez certains que vous trouverez un vaste écho, et que vous aurez fait faire à la question un pas immense.

La nécessité de la réduction des armées permanentes n’est contestée par personne, et cependant nous entendons dire de toutes parts qu’on ne peut pas réduire les armées. Pourquoi donc ? Est-ce que les armées permanentes ont existé de tout temps ? Non, messieurs. Sous le règne d’Henri IV, le chiffre de l’armée n’excédait pas 6.700 hommes. J’ai ici les détails. Et aujourd’hui, il semble, avec nos idées, qu’il y ait quelque chose d’inexplicable dans la gloire qui s’attache au règne d’Henri IV, quand on le rapproche d’un effectif militaire aussi considérable.
De nos jours même, il importe de se rendre compte du progrès des armements militaires. En 1818, quand l’écho des canons se faisait entendre encore, le chiffre de notre armée était de 40.000 hommes ; on levait 40.000 hommes chaque année. Aujourd’hui, trente-trois ans après la guerre, nous avons une armée de 400.000 hommes. Ainsi, plus nous nous éloignons de la période de la guerre, et plus notre effectif militaire augmente. Un tel système nous conduit à ta banqueroute et perpétue la misère.
Non, vous n’avez pas le droit de prendre l’argent du pauvre ; non, non, vous n’avez pas le droit d’entretenir sous le armes une armée de 400.000 hommes, sans aucun objet, sans aucun résultat, non pour défendre le pays, mais pour l’appauvrir.

Mais, dit-on, la France ne peut pas désarmer si l’Europe ne réduit pas son effectif militaire. Si cette objection avait quelque valeur, la réforme commerciale, dont l’auteur est ici, serait encore à faire. Cobden n’aurait pas fait sa réforme, et sir Robert Peel ne se serait pas acquis une gloire immortelle.
Je suis d’avis que la France prenne l’initiative, qu’elle renonce la première à ces armées de 400.000 hommes, dont l’entretien mène à la banqueroute et perpétue la misère.

[…]

J’insiste sur la nécessité de réduire l’armée, nécessité impérieuse pour tous les peuples. J’en excepterai deux, cependant, les Anglais et les Américains des Etats de l’Union.
Pourquoi ces deux peuples sont-ils plus prospères que les autres? Parce que l’Angleterre, comparativement plus riche que la France, supporte un poids plus faible, parce que les Etats-Unis se contentent d’un effectif de 8.000 hommes armés, comme la France au temps de Henri IV. Oui, c’est avec 8.000 hommes que l’Union américaine, que ce pays de tant de liberté maintient l’ordre.
Et en effet, les armées nombreuses ne sont pas du tout une condition d’ordre ; au contraire, l’ordre est menacé par les grandes armées. L’armée, je vous le dis, au lieu d’être une condition d’ordre, est une cause de perturbation.

A Dieu ne plaise que je veuille ici faire injure au drapeau de mon pays ; personne ne pourra se méprendre sur ma pensée; je n’attaque ni le courage ni le caractère de nos soldats; ce que j’attaque, c’est l’institution. Le jour où vous aurez obtenu la réduction de l’armée, messieurs, la question extérieure sera tranchée, non seulement pour la France, mais encore pour tous les pays.
Quant à la question intérieure, les perfectionnements de la science la modifient et la tranchent chaque jour. Ne vous rendez-vous pas compte de l’influence des chemins de fer ? et cette admirable institution est-elle comptée pour rien ?

La question des troupes nombreuses est-elle autre chose qu’une question de mobilisation ?
Mettez Lyon à quelques heures de Paris, et vous arriverez à cette conséquence qu’une armée de 100,000 hommes équivaut à un million d’hommes armés. C’est à peine, c’est à grand peine si un régiment faisait autrefois 100 lieues en dix jours. En France, il pourra les faire en dix heures ; en Angleterre et aux Etats-Unis, il peut les faire en six heures. Ainsi donc, la question est résolue à l’intérieur par les chemins de fer. Qu’on ne dise donc plus que l’armée est nécessaire pour maintenir l’ordre, pour empêcher les révolutions. Est-ce qu’il n’y avait pas 400.000 hommes sous les armes quand la révolution a éclaté ? Ce ne sont pas les armées qui empêchent l’explosion quand elle est dans l’atmosphère politique.

Qu’on ne dise pas, je le répète, que les armées nombreuses sont nécessaires pour empêcher les révolutions; ce qui empêche les révolutions, c’est la bonne administration, c’est le bon emploi des deniers des contribuables, ce souverain moderne.

Sont-elles plus nécessaires pour l’influence extérieure ? La France veut-elle conquérir l’Europe? N’a-t-elle pas abdiqué la pensée des conquêtes ? Si les hommes de son gouvernement ne rêvent pas la conquête du monde, à quoi bon cinq cent mille hommes ? C’est faire vibrer un sentiment qu’on ne satisfait pas. C’est exciter le point d’honneur et le blesser en même temps. C’est un non-sens… Aujourd’hui, messieurs, les révolutionnaires, ce sont les gouvernements. Les révolutionnaires, ce sont ceux qui entretiennent des armées si nombreuses.

[Une voix : Ce n’est pas sérieux.]

Ah ! Ce n’est pas sérieux ? Ce n’est pas sérieux de prendre l’argent le plus clair de pauvres gens qui en ont si peu ? Ce n’est pas sérieux d’aller arracher des hommes à leurs familles ? Quoi ! vous arrachez un homme à sa profession, vous le tenez pendant cinq ans sous les drapeaux, et vous le rendez ensuite à la société, sans aucun dédommagement ! Quoi ! vous arrachez le jeune Français de sa commune pour en faire un instrument de révolution, et vous dites que ce n’est pas sérieux ? Eh bien ! moi, je vous le dis à mon tour, s’il y a quelque chose qui soit sérieux au monde, c’est cela. Vous ne savez donc pas tous les efforts que l’on fait pour échapper à ce service militaire en temps de paix ? Je dis en temps de paix, parce qu’il faut le proclamer à l’honneur de notre pays, tout prend un autre aspect quand la guerre éclate ; quand la guerre éclate, la France ne manque jamais de soldats qui s’enrôlent.

Pourquoi la France est-elle obligée de protéger son industrie par des tarifs excessifs ? Parce qu’une fausse politique a détourné de la richesse publique les éléments nécessaires à son développement…. Si on n’avait pas diverti six milliards pour des dépenses stériles, si nous avions laissé deux milliards seulement pour les dernières années au maintien de notre force militaire, et si quatre milliards avaient été employés à exécuter des travaux nécessaires, à doter des institutions de crédit, à ouvrir à l’ouvrier le crédit, le véritable droit au travail, la question de l’industrie française serait résolue; nous pourrions, à travers le canal, donner la main à l’Angleterre ; je pourrais placer ma main dans celle de Cobden, notre industrie n’aurait point à redouter de rivale au monde….

J’entends dire que les efforts faits par ce Congrès ne peuvent pas aboutir, à cause de la résistance des gouvernements. Mais les gouvernements ne sont plus la tête du mouvement, ils sont remorqués. Insistons, messieurs, sur cette nécessité du désarmement; faisons appel, non pas aux passions, mais aux idées, aux intérêts; ramenons tout aux chiffres, à la bourse du contribuable; c’est là le point sensible. Et en ramenant tout à ce point, soyez convaincus que nous verrons bientôt triompher cette grande question que je regrette d’avoir traitée d’une manière si incomplète. »

Emile de Girardin (1802-1881) est principalement connu comme créateur et directeur de journaux populaires. Ce Napoléon de la presse avait commencé à 26 ans avec Le Voleur, un hebbdomadaire composé de d'articles pillés ailleurs ! Ses bénéfices lui permettent de créer La Mode, puis Le Garde National,  le Journal des connaissances utiles, le Musée des familles et enfin La Presse en 1836. Premier des journaux bon marché, le prix de quotidien est divisé par deux grâce à la publicité et aux grands tirages, et son lectorat fidélisé par la publicatin de feuilletons (Dumas et  Balzac, bien sûr, mais aussi Chateaubriand, Lamartine et Sand, sans parler des critiques de Théophile Gautier).
En 1866, ce sera encore La Liberté, puis Le Petit Journal et enfin Le Moniteur universel.

width=

Frédéric Bastiat. Peuples du monde, vos intérêts sont harmoniques

[M. Bastiat, représentant du peuple :]

Messieurs, notre excellent et savant collègue, M. Coquerel, nous parlait tout à l’heure de cette maladie cruelle dont la France est travaillée, le scepticisme. Elle est le fruit de nos révolutions sans issue, de nos entreprises sans résultats, et de ce torrent de projets visionnaires qui a envahi notre politique.
width=J’espère que ce mal sera passager, et, en tous cas, je ne sais rien de plus propre à le guérir que le spectacle imposant que j’ai maintenant devant les yeux ; car si je considère le nombre et l’importance des hommes qui me font l’honneur de m’écouter, si je tiens compte qu’un grand nombre d’entre eux n’agissent pas en leur nom, mais au nom des villes et des provinces qui les ont délégués à ce Congrès, je n’hésite pas à dire que la cause de la paix réunit aujourd’hui dans cette assemblée plus de force religieuse, intellectuelle et morale, plus d’influence réelle qu’aucune autre cause quelconque n’en pourrait rassembler autour d’elle sur aucun point du globe. Oui, c’est là un grand et magnifique spectacle, et je ne crois pas que le soleil en ait jamais éclairé de semblable. Voici des hommes qui ont traversé l’Atlantique ; d’autres ont abandonné en Angleterre de vastes entreprises ; d’autres encore ont quitté le sol tremblant de l’Allemagne ou les paisibles terres de la Hollande et de la Belgique. Paris est leur rendez-vous. Et qu’y viennent-ils faire ? Sont-ils attirés par la cupidité, la vanité ou la curiosité, ces trois moteurs auxquels on a coutume d’attribuer les actions des fils d’Adam ? Non, ils viennent, poussés par l’espoir de réaliser du bien pour l’humanité, les yeux bien ouverts sur les difficultés de l’entreprise, et sachant qu’ils ne travaillent pas pour eux-mêmes, mais au profit des générations futures. Hommes de dévouement et de foi, soyez les bienvenus sur cette terre de France. La foi est contagieuse comme le scepticisme. Mon pays ne vous fera pas défaut ; lui aussi apportera son tribut à votre généreuse entreprise.

(L’orateur s’attache à développer cette pensée, que, dans l’état actuel des esprits en France et en Europe, on ne peut compter sur l’ordre intérieur si l’on n’égalise pas les charges entre les citoyens. Il prouve que l’égalité des charges est incompatible avec certains impôts très productifs ; que l’on ne saurait abolir les impôts que par le désarmement; d’où il conclut que le désarmement est la seule garantie de l’ordre intérieur aussi bien que de la paix extérieure. Après cette démonstration, l’orateur poursuit ainsi :]

J’ai prononcé le mot désarmement. Certes, c’est l’objet de nos vœux universels. Et cependant, par une de ces contradictions inexplicables du cœur humain, je suis sûr qu’il ne manque pas de personnes, tant en France qu’en Angleterre, qui le verraient réaliser avec peine. Que deviendrait, diraient-elles, notre prépondérance ? Consentirons-nous à perdre cette influence que nous avons acquise comme grande et puissante nation? O illusion fatale ! Etrange interprétation des mots ! Eh quoi ! les grandes nations n’exercent-elles d’influence que par les canons et les baïonnettes ? Est-ce que l’Angleterre ne doit pas son influence à son industrie, à son commerce, à sa richesse, à l’exercice de ses antiques et libres institutions ? Est-ce qu’elle ne la doit pas surtout à ces gigantesques efforts que nous lui avons vu faire, avec tant de persévérance et de sagacité, pour réaliser le triomphe de quelques grands principes, tels que la liberté de la presse, l’extension des franchises électorales, l’émancipation catholique, l’abolition de l’esclavage, la liberté du commerce ?

C’est par de tels exemples, j’ose le dire, que l’Angleterre exercera ce genre d’influence qui n’entraîne à sa suite ni désastres, ni haines, ni représailles, qui n’éveille d’autres sentiments que ceux de l’admiration et de la reconnaissance. Et quant à mon pays, je suis fier de le dire, il possède d’autres sources et de plus pures sources d’influence que celle des armes. Que dis-je ? celle-ci pourrait être contestée, si l’on pressait la question et si l’on mesurait l’influence aux résultats.
Mais ce qui ne peut être contesté, ce qu’on ne peut nous enlever, c’est l’universalité de notre langue, l’éclat incomparable de notre littérature, le génie de nos poètes, de nos philosophes, de nos historiens, de nos romanciers et même de nos feuilletonistes, le dévouement de nos patriotes. La France doit son influence à cette chaine non interrompue de grands hommes qui commence à Montaigne, Descartes, Pascal, et passant par Bossuet, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, n’ira pas se perdre, gràce au Ciel, dans la tombe de Chateaubriand. Oh ! que ma patrie ne craigne pas de perdre son influence tant que son sol sera capable de produire ce noble fruit qu’on nomme le génie, qu’on rencontre toujours du côté de la liberté et de la démocratie.
Et en ce moment même, mes frères, vous qui êtes nés sous d’autres cieux et parlez une autre langue, ne voyez-vous pas toutes les illustrations de mon pays s’unir à vous pour le triomphe de la paix universelle ? Ne sommes-nous pas présidés par ce grand et noble poète [Victor Hugo] qui a eu la gloire et le privilège d’entrainer toute une génération dans les voies d’une littérature rénovée? Ne déplorons-nous pas l’absence d’un autre poète orateur [Lamartine ?], à l’intelligence puissante, au noble cœur, qui, j’en suis sûr, regrette autant de ne pouvoir élever sa voix parmi nous, que nous regrettons de ne pas l’entendre? N’avons-nous pas emprunté à notre chansonnier ou plutôt à notre barde national [Béranger] notre touchante devise?

Ne comptons-nous pas dans nos rangs cet infatigable et courageux publiciste [Girardin] qui n’a pas attendu votre présence ici pour mettre au service de la non-intervention absolue l’immense publicité qu’il a su créer et la grande influence dont il dispose ? Et n’avons-nous pas, parmi nous, des ministres de la religion chrétienne?
Au sein de cette illustre galerie, permettez-moi de réclamer une humble place pour mes frères en économie politique; car, messieurs, je crois sincèrement qu’aucune science n’apportera à la cause de la paix un contingent plus précieux. La religion et la morale ne cherchent pas si les intérêts humains sont entre eux harmoniques ou antagoniques. Elles disent aux hommes : « Vivez en paix, que cela vous soit profitable ou nuisible, car c’est votre devoir.» L’économie politique intervient et ajoute : «  Vivez en paix, car vos intérêts sont harmoniques, et l’antagonisme apparent qui vous met souvent les armes à la main est une grossière erreur. » Sans doute, ce serait un noble spectacle de voir les hommes réaliser la paix aux dépens de leurs intérêts. Mais, pour qui connaît la faiblesse de notre nature, il est consolant de penser que l’Intérêt et le Devoir ne sont pas des forces hostiles, et le cœur se repose avec confiance dans cette maxime :
Cherchez d’abord la justice, le reste vous sera donné par sucroît. »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *