Les Amis de la Paix 4 – L’idéalisme

Tous les participants au Congrès de la paix de 1849 sont des « idéalistes » en ce sens qu’ils choisissent de voir le monde comme il devrait être plutôt que comme il est.

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« Ils savent croire », comme les en félicite Athanase Coquerel, « avec suite, avec fermeté, avec persévérance ». Cette vertueuse obstination, pourtant, comporte un risque. En refusant que les échecs nous découragent, il arrive qu’on se refuse au doute parce qu’on le confond avec la tentation du renoncement. On ne peut plus alors s’interroger sur les principes qui nous guident, les réalités sur lesquels on tente d’agir et les systèmes auxquels, volens nolens, on participe. La voie est ainsi grande ouverte à toutes les formes d’illusion, de fondamentalisme et de compromission.

Les Actes du Congrès de 1849 illustrent ces trois tendances. Ne nous en étonnons pas : pour les idéalismes politiques, ce sont des maladies endémiques.

Précédentes livraisons
La nouvelle Marianne 
Les Amis de la Paix - Le congrès de Paris en 1849
Les Amis de la Paix 2 - L'arbitrage international
Les Amis de la Paix 3 - Désarmer pour FAIRE la paix

Ne méprisons personne. Les intervenants de 1849 étaient les gens respectables, admirables parfois, aimables souvent, et leurs efforts souvent touchants. Mais ne nous privons pas de l’avantage chèrement acquiq que nous donne le temps : nous connaissons la suite de l’histoire. Elle est terrible et tout indique qu’on n’en a jamais vraiment tiré leçon.

Pourquoi ?
Comment tant de bonnes intentions, de talents et de dévouements ont-ils pu être non seulement inefficaces, mais contre-productifs ?

N’en retenons ici qu’un exemple. Woodrow Wilson obtint en 1920 le prix Nobel de la paix pour avoir, dans l’esprit de ses « Quatorze points », fait inclure la Charte de la Société des Nations dans le traité de Versailles.
L’horreur saisit à relire tout cela : nous savons qu’aucun des signataires ne souscrivait « de bon cœur ». Chacun se pliait aux exigences du moment, tout en se préparant pour la suite. Ils se savaient à l’instant même sans concordance. Le temps de reprendre son souffle après la boucherie de 14-18, au lieu de paix, on faisait trêve.

Wilson sait tout cela lorsqu’il rédige les remerciements qu’on lira pour lui au Comité Nobel. La cérémonie a lieu le 10 décembre 1920. Sept mois plus tôt, le Congrès américain a certes voté la fin de la guerre avec l’Allemagne, mais il a refusé de ratifier le traité de Versailles. Le président américain n’en fait pas moins dire par son ambassadeur : « Quoique l’humanité ne se soit pas encore débarrassée de l’indicible horreur de la guerre, je suis convaincu que notre génération, malgré ses blessures, a fait de notables progrès ».
Notables progrès ?

Certes, dit-il, nous n’en sommes qu’au début : « Dans la course indéfinie des années à venir, les occasions de manqueront pas pour d’autres de se distinguer dans la croisade contre la haine, la peur et la guerre ».
La croisade ?
Autrement dit, d’autres guerres pour la paix ?

Oui, à l’instant où il signait ces lignes, Wilson était à la fois dans l’illusion, le fondamentalisme et la compromission.

Lisons maintenant les intervenants de 1849 avec la sympathie désabusée qu’ils méritent. Ils nous parlent de Congrès des Nations, de Code international, de Haute Cour internationale, d’amitié avec l’Allemagne et de rapprochement entre l’Angleterre et la France.


Elihu Burrit

width=Elihu Burrit (1810-1879) était un forgeron autodidacte devenu activiste. En 1846, il fonde la Ligue de la Fraternité Universelle et, en 1848, organise à Bruxelles le premier congrès international des Amis de la Paix et participe au suivant. La guerre de Crimée (1853-1856) le conduira vers l’abolitionnisme, jusqu’à la guerre de Sécession (1861-1855).

[M. Coquerel fils donne lecture du discours de M. Elihu Burritt, de Worcester (Massachussets).}

L’auteur commence par faire connaître une curieuse découverte bibliographique faite par M. G. Summer, jurisconsulte des Etats-Unis, chez un des marchands de vieux livres de Paris. Ce livre, publié en français, en 1622, est intitulé le Nouveau Cynée. Il ne donne aucun indice sur le nom de son auteur. Mais, quel que soit sou nom, cet écrivain fut le créateur du plan qui est maintenant proposé à l’appréciation du Congrès.]

Moine français, Émeric de la Croix (1590 ?- 1648) publie en 1623 le 
Nouveau Cynée ou Discours d'Estat représentant les occasions et moyens d'establir une paix générale et la liberté de commerce pour tout le monde
. Le Cynée dont il invoque le patronage est ce conseiller de Pyrrhus dont Plutarque nous rapporte le goût pour la paix et le sens de la mesure.
Audace particulière de cet auteur, il associe les Chrétiens aux 
Turcs, Persans, Français, Espagnols, Juifs et Mahométans
 comme le Pape au Sultan ottoman et à l'Empereur.

Près d’un siècle, dit M. Burritt, avant que l’abbé de Saint-Pierre produisit les Essais qui de son temps furent qualifiés de Rêves d’un homme de bien, cet écrivain inconnu saisit et développa le système complet avec une force et une clarté qui n’ont d’égal que la philanthropie universelle dont son génie a été inspiré…
Le système qu’il proposa était plus compréhensible dans plusieurs de ses opérations et de ses résultats que celui que les Amis de la Paix tentent aujourd’hui de faire adopter par les gouvernements et les peuples du monde civilisé.
D’abord, il recommandait que l’on choisit une ville dans laquelle chaque royaume du monde connu maintiendrait perpétuellement un Ambassadeur ou représentant, afin que, les différends qui s’élèveraient pussent être référés à l’Assemblée tout entière ; les représentants des parties intéressées devaient porter les plaintes de leurs rois ou de leurs chefs devant cette Assemblée, et les autres députés décideraient la cause avec impartialité. Il propose le territoire de Venise comme résidence de cette Cour auguste de justice, afin de la rendre accessible aux députés des grandes nations d’Asie et d’Afrique, telles que la Chine, la Perse, la Tartarie, l’Ethiopie. Pour faciliter et étendre la correspondance amicale et les relations commerciales entre les peuples représentés dans ce Congrès, l’auteur proposait qu’il établit non-seulement l’uniformité de monnaies, de poids et mesures ; mais qu’il prescrivit encore de vastes travaux internationaux d’amélioration, tels que la réunion des mers et des fleuves par de grands canaux, etc.
Plus de deux cents ans ont passé depuis qu’il a adressé ces conseils à une postérité reculée.

Venus des deux côtés de l’Atlantique, parlant des langues différentes et vivant sous des gouvernements différents, nous sommes assemblés ici pour honorer le souvenir de cet ami de la paix et de l’humanité. Le projet qu’il élabora, nous le rapportons presque dans son intégralité originelle. Il a été soumis aux transformations des opinions et des conditions changeantes de la société, des écrivains habiles de différents pays en ont fait le thème de savantes dissertations ; cependant il n’a souffert aucun changement fondamental. Les Amis de la Paix en Amérique ont concentré presque tous leurs efforts sur son développement et sur son adoption : plus de cinq cents essais ont été écrits sur ce sujet et plus de cent meetings ont été tenus dans le but d’intéresser l’esprit public en sa faveur ; des pétitions portant un grand nombre de signatures ont été adressées aux Assemblées législatives de différents Etats, leur demandant d’inviter le gouvernement fédéral de Washington à proposer aux autres gouvernements du monde civilisé la convocation d’un Congrès des nations, qui établirait un Code bien défini de lois internationales et l’institution d’une haute Cour de justice pour interpréter et appliquer ces lois dans la solution de toutes les contestations internationales qui ne pourraient être résolues d’une manière satisfaisante par voie de négociation.

Telle est donc la forme actuelle de cette proposition qui émana de cette capitale, il y a plus de deux siècles. Son auteur n’avait à consulter aucun ouvrage sur la loi internationale; Grotius, Puffendorf et Vattel n’avaient encore rien publié sur ce sujet. Le grand tribunal qu’il proposait était une Cour permanente de justice composée des représentants de tous les royaumes ou gouvernements connus ; la seule différence matérielle entre la forme originale de ce projet et celle qu’il a maintenant, n’est pas un changement, mais une addition.

Les Amis de la Paix d’Amérique, qui ont. peut-être donné plus d’attention à cette mesure en particulier qu’à toute autre, ont cru indispensable à l’ordre et à la paix des nations, qu’il ne fût pas seulement établi une Cour de justice ou d’arbitrage, mais aussi un Code international bien défini, ayant autorité, et qui gouvernerait les décisions de ce tribunal en réglant les disputes qui lui seraient soumises, et ils ont jugé l’établissement d’un tel Code comme étant la première et la plus importante mesure à prendre pour l’organisation de la paix permanente et universelle. Ils sont soutenus dans cette conviction par le témoignage d’auteurs profonds et par l’expérience douloureuse faite par les nations encore souffrantes des animosités et des guerres désastreuses du passé.
« La loi des nations, dit Vattel, est autant au-dessus de la loi civile par son importance, que les affaires des nations et des souverains surpassent dans leurss conséquences celles des simples particuliers. »

Combien donc la loi des nations devrait-elle être complète et explicite ! Combien devrait-elle être soigneuse de tous points ; combien ses principes devraient-ils être fixes ! Et, pourtant, cela est étrange à dire, cette loi si importante n’a jamais été rédigée en forme de Code, et beaucoup de ses principes sont encore matière à discussion, et ont été fréquemment des occasions de guerre. Pour nous servir du langage d’un écrivain habile sur ce sujet, « nous n’avons pas de loi semblable, et ce qui passe sous ce nom n’est que l’œuvre  sans autorité d’individus irresponsables, vivant à des époques différentes et souvent en désaccord avec eux-mêmes. » Ni Grotius ni ses commentateurs n’ont fourni de Code international. Ils n’avaient pas l’autorité nécessaire, et ils nous ont seulement donné une compilation de précédents, d’opinions et d’arguments ; leur ouvrage est celui d’étudiants, niais non de législateurs, et toute son autorité résulte de la déférence accordée spontanément au génie, à l’érudition et à la sagesse de ses compilateurs. Ce n’est pas une loi, mais un argument ; ce ne sont pas des décrets, mais des règles ; ce n’est pas un Code, mais un traité ; et les nations ont la liberté de l’adopter ou de le rejeter connue il leur plaît, soit qu’elles cèdent à la force de l’habitude ou à celle de l’opinion publique.

La première œuvre prescrite à un Congrès des nations serait de réviser et de reconstruire le Code international actuel, comme il a été nommé, et ensuite de le soumettre, pour être ratifié, aux différentes Assemblées nationales représentées au Congrès. Pour accomplir une mesure de cette importance, nous présumons que chaque nation enverrait au Congrès ses hommes d’État ou ses jurisconsultes les plus profonds, de sorte que toute la sagesse et toute l’expérience des législateurs du siècle seraient amenées à se concentrer dans ses délibérations.

Les bases de la représentation et le mode suivant lequel les différents délégués des nations seraient élus sont des détails que l’on a pensé devoir réserver à un état plus avancé du projet. Mais seulement pour fournir la proposition avec tous ses éléments, supposons qu’un délégué pourrait être nommé par chaque million d’habitants d’un pays ; si toutes les nations du monde civilisé consentaient à cet arrangement, nous pourrions donc avoir une Assemblée d’environ trois cents membres, dont trente-six peut-être représenteraient la France ; trente, la Grande-Bretagne, et vingt, les Etats-Unis. Ces bases étant adoptées, une telle représentation serait suffisamment populaire si elle était appuyée par les Assemblées législatives des différents gouvernements constitutionnels ; et quand même quelques monarchies absolues enverraient des délégués au Congrès, leurs votes et leurs voix ne modifieraient point le caractère populaire et la constitution de l’Assemblée : car un tel Congrès représenterait le principe du suffrage universel appliqué aux nations , à peu près de la même manière qu’il est appliqué aux individus sous un gouvernement de forme républicaine ou constitutionnelle. Les votes que la Russie, par exemple, aurait droit de donner seraient soumis à la condition rigide du principe démocratique. Ils n’auraient pas plus d’influence sur la solution d’une question que le même nombre de votes exprimés par les Etats-Unis, ou la plus petite république. Un peuple possédant le suffrage universel ou même limité n’aurait donc rien à craindre même de l’admission d’un ou de deux pouvoirs despotiques dans une telle Assemblée, car ceux-ci y constitueraient inévitablement une petite minorité et seraient incapables d’en modifier les décisions.

D’ailleurs, la tâche prescrite au Congrès serait si spéciale, et les matières si naturelles et abondantes, que l’on ne serait point exposé à traiter des sujets étrangers à la discussion. L’Assemblée ne serait nullement obligée de se lancer dans un champ inexploré de théories diverses ; sa première, sa grande œuvre serait seulement de réviser un système de principes ; de précédents, de maximes et d’opinions, qui auraient déjà acquis le nom et même une partie de l’autorité d’un Code international. Tout ce que Grotius, Puffendorf, Vattel, et d’autres hommes de grande érudition ont produit serait dans les mains de ses membres. L’expérience des siècles passés et les nécessités présentes et à venir de la Société des nations pourraient guider leurs délibérations : de plus, chaque pas qu’ils feraient serait dirigé par la sagesse collective des nations qu’ils représenteraient. Par exemple, le Congrès pourrait être en session en même temps que les différentes Assemblées nationales par lesquelles il aurait été constitué, afin que ses décisions fussent ratifiées une à une. Supposons qu’il puisse se réunir dans quelque ville convenable de Suisse ou sur quelque autre territoire neutre et libre de toute influence locale propre à influer sur ses conclusions ; il procéderait immédiatement à la révision et à l’adoption du Code international, article par article, et clause pour clause ; aussi il pourrait être transmis aux Assemblées législatives en session à Paris, à Londres, à Francfort, à Washington et dans les autres capitales. Au bout de six mois peut-être, le dernier paragraphe serait élaboré et ratifié par toutes les Assemblées nationales qui seraient représentées au Congrès. Nous aurions alors un Code sagement créé, rédigé, sanctionné et solennisé par tout le prestige moral et l’autorité la plus imposante que puisse donner la législation humaine.

Choisis par les représentants des peuples, les délégués composant cette Assemblée législative, la plus sublime qui se soit jamais réunie sur la terre, soumettraient leurs délibérations à l’Assemblée nationale de leurs pays respectifs pour être revues, amendées et adoptées par elles. Ici encore les peuples prennent part à l’établissement de ce Code, ils ajoutent le sceau de leur suffrage à ses statuts et il devient la loi commune des nations.

En arrivant à ce résultat nous aurions fait le premier grand pas vers l’organisation de la paix dans la Société des nations ; nous aurions établi une base sur laquelle leurs relations pourraient être réglées par des principes de justice et d’équité clairement définis et solennellement reconnus. Alors il y aurait encore un pas à faire d’une égale importance, ce serait de constituer le tribunal international permanent qui fasse interpréter et appliquer ce Code dans la solution des questions soumises à ses décisions. Le Congrès, entrant dans la seconde partie de ses travaux, tracerait le pian pour l’établissement de cette Haute Cour des nations, et ce plan serait adopté de la même manière que le Code lui-même. Supposons qu’il prescrive la nomination de deux juges temporaires ou à vie, par le gouvernement ou le pouvoir législatif de chaque nation représentée au Congrès ; ce nombre nous est suggéré par la Constitution du sénat des Etats-Unis composé de deux délégués élus par l’Assemblée législative de chaque État grand ou petit. Si l’on pense que ce tribunal doive remplacer immédiatement le Congrès, nous supposerons que celui-ci continuerait pourtant ses séances jusqu’à ce que les juges fussent nommés.

Les deux grands objets pour lesquels il était convoqué étant accomplis, il s’occuperait de questions moins importantes jusqu’à la réunion de ces juges et l’ouverture de la Cour suprême. Par exemple, il rédigerait un plan pour établir pour tout le monde civilisé l’uniformité de poids, de mesures, de monnaies, de la taxe des lettres, et créer d’autres facilités pour les relations sociales et commerciales des nations, les préparant ainsi à entretenir entre elles les rapports qui existeraient entre les membres d’une vaste et paisible communauté.

Nous atteignons à la grande fin de notre système. La Haute Cour des nations est ouverte avec toute la solennité convenable. Nous supposons que chaque nation a élu deux de ses hommes les plus profonds et les plus éminents pour la représenter à la place qui lui est assignée dans cette grande assemblée : occupant la plus sublime position à laquelle le suffrage du genre humain puisse les élever, ils agiraient, nous le présumons, avec le sentiment de la dignité et de la responsabilité de leur haute mission. Constituant la plus haute Cour d’appel, après le tribunal de l’Éternelle Justice, ils essayeraient d’assimiler autant que possible leurs décisions à celles de l’Éternelle Sagesse.

Ici donc nous complétons l’enchaînement des lois et de l’ordre universels, nous organisons un système qui doit réunir les grands cercles de l’humanité et régler les rapports mutuels des nations par les mêmes principes de justice et d’équité qui gouvernent les relations des plus petites communautés. Nous établissons un ordre social, par lequel les grands peuples, sans déposer une seule prérogative de leur souveraineté légitime, consentent à être assujettis à la loi commune des particuliers ; car notre système, s’il était adopté, ne retrancherait rien à l’indépendance des différents États. Ni le Congrès, ni la haute Cour des nations, ne préten­draient. exercer aucune juridiction sur les affaires intérieures d’un pays, ni mettre directement en œuvre aucune influence politique contre ses institutions. Ils ne seraient pas destinés non plus à réunir les divers pays du monde civilisé en une confédération politique semblable à celle des États-Unis d’Amérique.

Le grand tribunal international que nous proposons ne serait pas comme la Cour suprême des États-Unis à laquelle, non-seulement les trente petites Républiques, mais encore chaque habitant du territoire de l’Union, a droit d’en appeler pour tous les cas qui ne peuvent être jugés par les autorités inférieures

Les diverses nations pourraient toujours conserver toutes les prérogatives de leur mutuelle indépendance; même si des difficultés venaient à s’élever entre elles, elles devraient chercher à les résoudre, comme avant, par la voie des négociations. Mais si cet expédient ne suffisait pas pour les amener à un accord honorable et satisfaisant, elles référeraient alors le sujet de la contestation à l’arbitrage de la Haute Cour, que, de concert avec les autres nations, elles ont constituée dans ce but.

L’existence d’une telle Cour d’appel faciliterait inévitablement la solution de ces différends au moyen de la négociation, qui maintenant est souvent embarrassée et entravée par sa dangereuse connexité avec l’appel aux armes.

Toutes les fois qu’une difficulté s’élèverait entre deux pays, le dernier recours des parties, après que la négociation aurait échoué, ne serait plus le terrible jugement du champ de bataille, mais la décision calme, impartiale et pacifique du haut tribunal des peuples. Et quand une fois l’idée de la guerre aurait été déracinée de l’esprit des nations par l’idée d’une administration de justice et d’équité, les appareils guerriers, et toutes les menées que la guerre exige et crée, disparaîtraient graduellement de la société internationale. Les différents pays s’habitueraient bientôt à référer leurs causes à cette Haute Cour avec autant de confiance que les divers États de l’Union américaine soumettent maintenant leurs sujets de contestations à la décision de la Cour suprême des Etats-Unis. On lit souvent sur la liste des causes portées devant cette Cour « New-York contre la Virginie, ou la Pennsylvanie contre Ohio », et bien que le verdict pèse lourdement sur l’une des parties, il arrive rarement qu’il soulève un murmure.

Nous pourrions voir de la même manière parmi les décisions du tribunal international la cause de la France contre l’Angleterre, du Danemark contre la Prusse, du Mexique contre les Etats-Unis.

On objecte que les peuples et les gouvernements ne sont pas encore préparés à un état de la société semblable à celui que nous voudrions établir, et que dans leurs dispositions actuelles ils ne consentiraient pas à soumettre leurs différends à un tel tribunal ; qu’il n’y aurait aucun pouvoir militaire capable de les forcer à obéir à l’autorité de ses décisions, et que toutes les nations civilisées ne pourraient pas être amenées à consentir à cet arrangement.

Nous leur répondrons seulement que nous ne sommes pas forcés de faire reposer les moyens pratiques de notre projet sur la disposition ou l’état actuel des gouvernements et des peuples ; l‘édifice de la société internationale, que nous voudrions élever, doit être l’ouvrage de plusieurs années d’un travail continuel ; c’est pierre à pierre que le temple de la paix universelle doit être construit, et quand la dernière sera posée et que tout sera préparé pour en ouvrir les portes à la fraternisation des peuples, alors ils seront prêts à se donner la main et à former une sainte alliance pour bannir de leur communauté la guerre avec sa longue suite de haines et de misères.

Les moyens que nous nous proposons d’employer tendraient à disposer l’esprit public, dans le monde entier, à adopter avec bonheur cette condition de fraternité que notre système organiserait.

Ces moyens seraient une série de congrès semblables à celui qui est réuni en ce moment dans cette enceinte.

Que nous faut-il pour nous rendre capables d’organiser la paix permanente au moyen d’une haute Cour des nations ? Il nous faut, d’abord, la sympathie et l’appui de l’esprit public, puis il nous faut l’adhésion des gouvernements et l’adoption, par eux, d’un .système universellement demandé par l’opinion publique.

[M. Burritt rappelle ici le Congrès de Londres en 1843, celui de Bruxelles en 1848, les meetings et les propositions parlementaires en Angleterre, au sujet de la paix. Il exprime sa joie de la beauté de la manifestation de Paris et formule cette espérance :]

Dons quelques années, ces démonstrations entraîneront dans le mouvement les hommes d’Etat les plus libéraux de chaque pays, exciteront leurs gouvernements à adopter le système offert à votre appréciation. En même temps, nous aurons préparé les peuples à embrasser le système, à le soutenir à l’aide de cette opinion publique éclairée qui, selon la pensée de lord Palmerston, « est plus forte que les armées. »

Frédéric Bodenstett, de Berlin

Friedrich von Bodenstedt (1819-1892)width= avait, jeune homme, été le précepteur des enfants du Prince Galitzine à Moscou. Il y apprit le russe et, ayant obtenu la direction d’une école à Tiflis, il étudia la littérature perse. En 1851, il publie les Chants de Mirza Schaffy, une traduction – réinvention à a manière de l'Ossian de James Macpherson, qui lance pour lui une carrière internationale de poète – traducteur – conteur.
C’est donc par simple opportunisme que ce jeune (30 ans) littérateur participe au Congrès de 1849, mais son témoignage dit assez l’image qu’on se fait alors de la culture allemande.

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Bodenstett. Je commencerai par remercier l’assemblée de l’accueil sympathique qu’elle a fait aux adresses qui lui ont été envoyées de l’Allemagne. Député ici par une réunion de mes compatriotes, j’aurai à leur rendre compte de ma mission, et c’est en leur nom que je m’adresse à vous. Je serais bien charmé que l’Allemagne pût jouer un rôle dans cette pacifique démonstration. J’ai entendu avec grand plaisir les discours qui ont été prononcés par des Anglais et par des Français, mais je regrette bien de n’avoir entendu aucun orateur allemand. Je tourne les yeux vers les faisceaux qui décorent cette salle et je suis affligé de n’y voir aucun drapeau allemand.

[Tous les regards se tournent vers les faisceaux de drapeaux qui décorent la salle.]

Un membre. Mais vous êtes, vous-même, un drapeau vivant

Bodenstett. Et cependant, messieurs, aucun pays ne sympathise plus que l’Allemagne avec la noble idée de la paix universelle, cette idée si favorable au développement des arts, des sciences et de la poésie. Dans aucun pays, l’instruction n’est plus répandue qu’en Allemagne. Même les enfants des pauvres récitent les strophes de Lamartine, les chansons de Béranger et les odes de Victor Hugo, et il n’y a pas un hameau obscur de l’Allemagne où le nom de Richard Cobden ne soit connu et vénéré. L’idée de paix pénétrera donc aisément dans notre pays. Mes amis et moi nous prenons l’engagement de faire tous nos efforts pour organiser des Sociétés de paix dans toute l’étendue de l’Allemagne.

Charles Hindley, membre du Parlement et président de la Société de la paix à Londres

Charles Hindsley (1796-1857)width=

Ayant épousé la fille d’un filateur de coton, Charles Hindsley était actionnaire de moulins à foulon dont il ne s’occupait guère. Frère Morave de confession et donc idéaliste, il entrera au Parlement britannique où le soutien qu’il donna aux bonnes causes le fit percevoir comme « radical ». Il militait ainsi pour la réduction de la journée de travail à 11 heures, mais découvrit seulement deux ans après qu’elle était de 13 heures dans un des moulins dont il tirait profit.
Ami de Richard Cobden et militant pacifiste, c’est à ces titres qu’il participe au Congrès parisien de 1849.

[L’orateur s’exprime d’abord en anglais.]

Depuis trente ans, dit-il, une Société de paix existe à Londres, et plusieurs autres ont été établies en Amérique. Ces Sociétés se sont proposé pour but de démontrer que la guerre n’est pas seulement une folie, comme l’établissait hier M. Cobden, mais que c’est quelque chose de pis encore :un crime; et qu’en fait, la guerre ne vaut pas mieux que le meurtre.
A la longue, lorsque de nouvelles Sociétés de paix ont pris naissance, nous avons pensé qu’en réunissant tous ces courants, nous rendrions nos efforts plus efficaces et nous pourrions étendre nos irrigations plus loin. Telle est l’origine de cet important Congrès; et quand je regarde autour de moi, je ne puis m’empêcher de croire que les eaux de la paix couvriront bientôt toute la terre.

[M. Hindley continue ensuite en français.]

Je voudrais, dit-il, ajouter quelques mots en français pour remercier l’Assemblée. Je prie l’Assemblée de m’excuser si je m’exprime mal dans cette langue ; cela tient à ce qu’au temps de mon éducation on croyait que la guerre entre la France et l’Angleterre serait éternelle. Sans cela, on m’aurait appris le français comme le latin et le grec.
Je le regrette surtout en ce moment où je ne suis ni Anglais, ni Français, mais où je sens que je suis homme. Homo sum ; nihil humani a me alienum puto.

Aux jours de ma jeunesse, on nous imposait comme un devoir la haine de votre pays. Mais enfin nos deux nations se sont rapprochées, et grâce à Dieu, je puis vous dire aujourd’hui : « Acceptez, mes chers frères de France, acceptez, je vous prie, ces paroles qui, je vous le jure, viennent du fond de mon cœur.

[L’orateur dit ces paroles avec émotion, et provoque les acclamations sympathiques de l’assemblée.]

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Emblème des Frères Moraves

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