Les Années (Annie Ernaux, 2008, 256 p.)

Sommaire à la suite de mauvaises pioches avec Annie Ernaux – j’avais lu à leur sortie La Place (1983) et Passion Simple (1992) – je l’avais classée dans la catégorie des écrivains minimalistes incapables de fournir mieux qu’une LMI (Lecture Minimum d’Insertion) aux incultes en mal de coups d’œil sur ce qui s’écrit aujourd’hui.

width=Cette réaction m’a fait tomber dans l’extrême inverse : c’est avec dix ans de retard que je découvre Les Années (2008) que je tiens désormais pour avoir été le grand livre féminin de la seconde moitié du XXe siècle (1940-2006), tableau plutôt que roman, paysage d’une époque avec la narratrice en creux, un récit transverse dans la ligne du « The Years » de Virginia Woolf  qui, lui, portait sur la période 1870-1920.

D’un autre milieu et d’une autre histoire, j’ai lu ce témoignage de femme avec un regard d’homme et le « tout contre » qu’on nous attribue mais en m’y retrouvant aisément : son « elle » impersonnel se situe dans mon pays et dans mon temps. Les mots et les choses qui l’ont traversée m’ont touché moi aussi, au minimum effleuré. Jamais ils ne me sont étrangers

Son écriture au « couteau », par touches comme en peinture, mais sèche, blanche, clinique, fait ici merveille parce que mise au service d’une héroïne dessinée par les collectifs qui la portent, l’emportent ou la percent. La geste qui en procède est rapide, sautillante, souvent drôle et touchante.

On pense d’abord à Pagnol sans le pathos, pour le contexte social, et à Buster Keaton, sans l’intention comique, pour la technique.
Factuelle celle-ci ? Oui, mais en ce sens très modeste et humain que l’on se dit : « C’était comme ça ».

Annie Ernaux, ensuite, prend du recul et l’imparfait s’impose comme la grammaire des vues d’ensemble. Ces listes de faits et situations sont émaillées de réflexions qui sont d’une chroniqueuse intelligente, précise, admirablement classique et méditative à la manière du Paul Valéry de La Crise de l’Esprit : « … ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même ».
C’est noble, froid, rétrospectif et nihiliste.

Les souvenirs passent en revue mais, à la longue, on se demande pourquoi. Pourquoi ce catalogue de détails défraîchis entre Georges Pérec et la pile des vieux magazines trouvés dans le grenier de la maison qu’on ferme ?
Difficile de s’en détacher pourtant : n’y a-t-il rien de familier plus loin qui puisse être émouvant ?
Quelque chose sans doute, mais plus cette femme car la narratrice, avec le temps, s’efface de plus en plus ; notre intérêt avec.
Cette façon de raconter fait disparaître tout projet, toute volonté, neutralise tout désir.

Nous revoici donc au départ : je vais vous dire ce qui a été, il n’en restera rien, ce ne sont là que souvenirs à partager dans un repas en famille avant que cette génération disparaisse dont les convives, plusieurs déjà, jaunissent au point d’être indistincts.
Être de la famille, là se trouvent le plaisir et l’ennui que ce livre nous donne.

Et Annie Ernaux de conclure dans la lignée de Proust qu’au fond « ce livre est une manière de sauver une vie », comme elle le dit dans un entretien à L’Express ou de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » comme elle l’écrit pour introduire le mot FIN.
Fin paradoxale évidemment car, dans ce contexte, que veut dire « sauver » et sauver « quoi » ou « qui » ?

Œuvre marquante pourtant : on s’y retrouve.

Ce n’est pas suffisant pour qu’on en rêve longtemps, mais c’est très bien fait, très au-dessus de ce qu’on lit ailleurs, et donne des plaisirs analogues à ceux qu’on trouve dans les films en costume : la gourmandise pour les décors, la richesse des tissus et le curieux des usages perdus.

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