Mort chrétienne, fautes militaires et perversions sociétales

Que penser de la mort d’Arnaud Beltrame, le gendarme qui, ce 23 mars, s’est substitué à la cliente que l’assassin de Trèbes, dans l’Aube, avait prise en otage dans un supermarché ?

Complément sur le déroulement de l’intervention d’Arnaud Beltrame

Les autorités de l’État et la Presse sont unanimes pour nous présenter son geste comme un « sacrifice héroïque ». Or il y a au moins deux lectures à faire de son comportement.

Deux lectures

Arnaud Beltrame, au plan personnel, était chrétien : cet homme de 44 ans, marié civilement sans enfant, avait prévu de se marier religieusement cette année à Carcassonne

Il a risqué sa vie pour en sauver une ou des autres.

On est dans le cas classique de ces sacrifices que l’on peut dire « chrétiens » dans la mesure où, pour ceux qui les font, leur décision a été inspirée par l’exemple du Christ « donnant sa vie pour nous sauver ».
Aux yeux des chrétiens, il y a donc de l’héroïsme, voire de la sainteté, dans le geste d’Arnaud Beltrame et cette mort, parce qu’elle est conforme à l’exemple du Christ, fait à son tour de ce brave homme un exemple

width=Mais Arnaud Beltrame était aussi un gendarme, et donc un militaire.
Sorti major en 2001 de l’École des officiers de la gendarmerie, soldat d’élite déployée en Irak, commandant de compagnie au sein de la Garde républicaine, ce lieutenant-colonel avait récemment (14 décembre 2017) participé à un exercice de reprise en main de la situation à l’occasion d’une tuerie de masse dans un supermarché.

width=Le lieutenant-colonel Beltrame, à gauche avec le casque, lors de l’exercice de simulation d’attentat en décembre dernier./ Photo L’Indépendant Claude Boyer

Un tel exercice, expliquait Grégory Lecru, directeur de cabinet de la préfecture de l’Aude, a permis de réviser « toute la doctrine d’intervention, suite au retour d’expérience » des derniers attentats.

L’improvisation d’Arnaud Beltrame avait donc été très préparée. Plus qu’un élan d’émotion, elle a été le geste culminant d’une vocation personnelle en même temps que le choix tactique d’une des options envisagées à l’avance pour répondre à ce type de situation.

Réviser la doctrine

À l’évidence, il va falloir réviser « toute la doctrine d’intervention » qui a conduit à ce geste : du point de vue militaire, il a été une erreur.

La collectivité n’a rien gagné à échanger une vie innocente sans compétence particulière avec celle d’un spécialiste aussi expérimenté qu’entraîné, en même temps que capable d’assurer des fonctions d’encadrement (dans l’exercice de décembre, Arnaud Beltrame avait sous ses ordres une soixantaine de gendarmes).

Il y a eu ici tout le dévouement et tout le courage possible (Arnaud Beltrame était conscient du risque qu’il prenait) ; il y a eu également une forme d’intelligence tactique (il avait laissé son téléphone ouvert pour que ses camarades du GIGN sachent quand donner l’assaut) mais la stratégie retenue était fautive.

D’après ce que l’on croit savoir, le gendarme s’est désarmé pour obtenir de l’assassin qu’il accepte l’échange. On présente cela comme héroïque de la part de cet homme qui s’était donné pour raison d’être de protéger autrui, soit… mais pourquoi l’assassin a-t-il consenti à ce troc d’une anonyme sans défense contre un militaire entraîné dont il savait par avance qu’il ferait tout pour s’opposer à lui ?
Réponse : il se savait cerné, l’affaire ne durerait donc plus longtemps, c’était le gendarme qui cherchait à négocier, bien plus que l’assassin à qui sa propre mort importait moins que celle d’un gendarme gradé qui valoriserait au mieux son propre « sacrifice » !
Arnaud Beltrame n’avait donc aucune chance de s’en sortir indemne et, d’une façon ou d’une autre, il le savait.

Sur le plan opérationnel, son geste a permis l’extraction d’une otage et l’introduction d’un téléphone dans la place. Maigre bilan !

Il faut donc encore revoir « la doctrine d’intervention », mais il y a plus grave : il faut aussi revoir l’idéologie sous-jacente, celle du « sacrifice ».

Le héros et l’assassin la partageaient

Ce dernier, nous dit François Molins, le procureur de la République de Paris, s’était dit « prêt à mourir pour la Syrie » et il avait demandé « la libération de frères ».
On peut certes ridiculiser les prétentions de ce petit délinquant de 25 ans, un Français d’origine marocaine sans relation particulière avec le drame syrien, mais on ne peut contester qu’il ait jeté sa vie dans la balance pour appuyer ses dires. Or c’est exactement ce qu’Arnaud Beltrame a fait, avec une inspiration et dans un cadre institutionnel qui vont dans le sens opposé.

Deux « sacrifices » donc, matériellement peu efficaces (le sort des Syriens n’en sera pas changé, pas plus que la vie de la plupart des Français) mais émouvants et donc susceptibles d’être très orchestrés pour calmer ou exciter les esprits.

Que peut-on en conclure ?

1) Que le sacrifice n’est au mieux que la conséquence d’une erreur et, plus souvent, de la longue série des fautes qui ont enfermé les protagonistes dans la situation inextricable à laquelle ils tentaient ainsi de mettre fin.

2) Si choquant que cela puisse paraître dans l’émotion du moment, reconnaissons donc ce qu’il y a de suicidaire dans l’idéologie sacrificielle : sacrifices et suicides sont des morts par impatience.

3) La valorisation du sacrifice est au fondement de nos cultures, les religieuses (dont la chrétienne et la musulmane) et la républicaine dans toutes ses formes (dont la militaire et la citoyenne).

4) Héroïser de tels morts, qu’ils soient
les nôtres
ou ceux de « l’ennemi », ne sert pas à nous « mobiliser », mais à nous rassurer. « Dormez tranquilles, bonnes gens », nous disent le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur. « Il y a autour de vous de bons soldats, des hommes courageux, prêts à donner leur vie pour vous sauver ».

4) Or sous la glorification du héros, l’on cache les erreurs, voire les fautes qui ont été commises.

Il y a celles qui concourent directement au (relativement petit) drame de Trèbes : la formation idéologique de ceux qui sont chargés de notre sécurité, la doctrine d’intervention dans le cas des tueries de masse, la doctrine et les moyens de gestion des « fichiers S », la doctrine et les moyens de contrôle des armes à feu et, sans doute, quelques autres que seuls les spécialistes formuleront.

Et il y a celles, de beaucoup plus grande ampleur, qui entraînent la production à la chaîne de telles manifestations « terroristes ». Ce sont celles de la France et de l’Europe à la racine desquelles se trouvent, puisque c’est par consensus qu’elles sont légitimées, les perversions de la culture « occidentale ».

L’idéologie sacrificielle qui a été mise en œuvre dans le drame de Trèbes est la première de ces perversions, constamment ravivée par les cultes qui nous définissent : le laïque (par ex. celui du marathon) et le religieux (par ex. celui de la croix).

Il est temps de le comprendre : la glorification des héros et des martyrs est l’avatar « policé », « civilisé » de l’antique sacrifice humain.

Lecture complémentaire, sur ce blog :
Nous sommes des proies depuis toujours

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