Nous sommes des proies depuis toujours

Bloodrites07La dénonciation que je viens de faire de l’idéologie sacrificielle m’incite à rééditer le présent article, précédemment publié en juillet 2012. C’est un compte rendu, synthétique d’abord puis détaillé, d’un livre magistral :
Barbara Ehrenreich. Blood Rites. The Origins and History of the Passions of War. USA 1997. Metropolitan Books. UK 2001 Granta Books, 270 p.
(Trad. française : Le sacre de la guerre. Essai sur les passions du sang. Calmann-Levy 1997, 281 p. et 1999, 328 p.)
Sa documentation est désormais un peu ancienne. Elle gagnerait à être complétée et nuancée par les derniers travaux des anthropologues. Tout suggère que cela ne saurait changer le cœur de son argumentation.


Barbara Ehrenreich part d’une évidence négligée : si l’homme est un prédateur, ses ancêtres – les nôtres – étaient des proies. Cette expérience « préhistorique » de deux à trois millions d’années pèse lourd par rapport aux 5.000 ans d’histoire humaine pendant lesquels la guerre est devenue le premier des prédateurs que nous ayons à craindre.

Conséquences marquantes : les dieux sont d’abord des avatars de bêtes féroces. Nos religions en découlent : elles servaient à organiser la défense collective. Face au prédateur animal, cela passait par le sacrifice humain : la victime, initialement, était laissée à portée de la bête qui, dès lors, abandonnait la chasse.
Avec le temps, les rites ont permis, par la répétition, de mieux maîtriser les émotions du groupe en fusion pour passer à l’offensive : la chasse, la guerre, le commerce.

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Ces mécanismes archaïques restent actifs. Ils sont manipulés aujourd’hui à l’échelle du globe.

Acceptons-le : nos cultures, toutes nos cultures, sont conflictuelles. L’humanité ne saurait élaborer une ou des cultures de paix sans assumer cette si longue mémoire d’horreur et d’humiliation qu’elle n’a cessé de refouler.

Le regard de Barbara Ehrenreich remonte plus loin dans le temps que celui de René Girard. Cet essayiste nous avait fait prendre conscience de ce qui unit le mimétisme à la violence sacrificielle.

N.B. Jean-Pierre Dupuy résume l’apport de René Girard par la formule : « Le sacré est la violence des hommes extériorisée ». On pourrait résumer l’apport de Barbara Ehrenreich par la formule complémentaire suivante : « Le sacré résulte de l’intériorisation par l’homme de la violence des bêtes ».

Chez l’un et l’autre, l’effet d’élucidation est considérable mais il a un prix : de telles synthèses s’appuient sur des références de seconde main. Cela ne facilite pas la vérification des données et entraîne, dans l’analyse, des inexactitudes.

L’ouvrage de Barbara Ehrenreich n’en est pas moins d’un très grand intérêt pour toute personne qui réfléchit sur l’histoire des religions et des guerres, et sur les moyens de parvenir à une culture de paix.

L’ouvrage a été réédité en anglais, il n’est plus disponible en français.
On en trouvera ci-après les idées-clés, suivies d’une lecture détaillée.

Les idées-clé de l’ouvrage

1) Nos ancêtres préhominiens et hominiens [*] ont été, tout au long de la préhistoire, des proies plus que des prédateurs.

Cette longue et traumatisante expérience structure notre expérience religieuse et notre instinct de défense collective autour des notions de sacrifice et de groupe en fusion. Elle a laissé des traces nombreuses et repérables, conscientes et inconscientes, d’autant que la menace des prédateurs est encore proche de nous : l’Europe garde la mémoire des loups ; en Inde comme en Afrique, les grands fauves continuent de faire des dizaines de victimes par an ; le cinéma fait de son mieux pour activer ces hantises, etc.

[*] Toumaï (un mètre de haut, 35 kilos, et un nom qui signifie « espoir de vie » dans une des langues du Tchad où son fossile a été trouvé) est un primate datant d’il y a sept millions d’années (fin du miocène, début du pliocène) qui pourrait être l’un des premiers représentants de la lignée humaine. Homo habilisapparaît au pléistocène, il y a environ 2,5 millions d’années. Il est plus un charognard qu’un chasseur et utilise la pierre taillée. Mesurant 1 m 20 à 1 m 50, il pèse 30 à 40 kilos. Les femelles sont nettement plus petites que les mâles. Homo ergaster a peut-être coexisté avec Homo habilis pendant 200.000 à 300.000 ans. Les deux maîtrisent le feu et taillent des bifaces.

2) Telle est la racine de nos cultures, voire de nos « civilisations », puisque le regroupement des hommes en villages, en cités, et le développement culturel correspondant, visent initialement à les protéger contre les bêtes sauvages (cf. Çatal Höyük en Anatolie, fondée vers 7.000 BC, qui eut jusqu’à 5.000 habitants entre -6500 et -5700), et non contre des ennemis.

N.B. Mais Jéricho c. -8000 est entourée de remparts de trois mètres d’épaisseur et de dix mètres de hauteur. On est donc déjà dans une culture de guerre.

3) Les systèmes d’émotions, de rites et de techniques qui en résultaient furent mis au service de la chasse et de la guerre à partir du moment (-12.000 ans) où l’usage des armes (particulièrement les armes de jet) se généralisa.

N.B. Leur invention est plus ancienne. Parmi elles, listons la pierre, la fronde, le javelot ou sagaie (sagaies à pointe d’os à partir de 38.000 BC), le harpon, le propulseur (20.000 ans BC), l’arc et la flèche (pointes de silex de la grotte de Parpallo en Espagne, datées 17.000 BC), le boomerang (21 000 ans BC)…

4) On entre alors dans l’histoire, cette période où l’homme devient « un loup pour l’homme », c’est-à-dire où l’expérience de prédation qui domine la culture n’est plus la fuite de l’homme-proie mais la chasse à l’autre du guerrier.
La grande ambition désormais est de s’affirmer comme prédateur.

5) L’organisation des sociétés humaines résulte dès lors directement de l’évolution des modes de destruction.
– La guerre fait l’homme et l’homme fait la guerre. Le patriarcat résulte de cette relation circulaire.

N.B. L’apparition du patriarcat, vers -4000, serait liée à la prise de conscience du lien de paternité. Il n’y a pas lieu de supposer qu’un « matriarcat » (une structure similaire dominée par les femmes ou femelles) ait existé à l’étape précédente. L’organisation sociale des chimpanzés et des bonobos (les primates génétiquement les plus proches de l’homme) et les traces archéologiques disponibles suggèrent plutôt une moindre différenciation des rôles sexuels et des modes de chasse (battues notamment) auxquels toute la tribu participe.

– La domestication du cheval entraîne la formation de castes féodales de chevaliers dans les sociétés sédentaires, et de hordes de chevaliers-archers dans les sociétés nomades.
– Le nationalisme est rendu possible et nécessaire par la production industrielle d’armes à feu. Il étend à l’ensemble de la population l’idéologie militaire élaborée par et pour la caste aristocratique. La nation se définit donc par les guerres qui marquent l’histoire qu’elle se raconte, de même que la noblesse l’est par le récit de ses exploits.
– La distinction entre militaires et civils, ainsi que la différenciation des sexes, ont perdu de leur pertinence a) dans les guerres à haute intensité, à mesure que toute la population se trouvait chargée de fonctions de support et, b) dans les guerres à basse intensité, à mesure que se développait le marché international des armes et des formations au combat.

6) La guerre s’impose par sa capacité à détruire en même temps qu’elle séduit, en excitant nos instincts de fusion collective et de sacrifice au nom du groupe.
Tout mouvement « anti-guerre » peut également les mobiliser, tout en prenant garde à ne pas s’enfermer dans une relation d’opposition mimétique avec ceux qui portent une culture conflictuelle.

N.B. Ce mimétisme est inévitable dès qu’on lutte, fut-ce pour ne pas lutter. Une culture non-violente ou pacifiste est donc d’abord une culture de fuite devant la menace, et de défection par rapport aux groupes ou institutions qui invoquent ou exigent une quelconque solidarité de combat. Le développement des moyens de communication électronique et des médias sociaux aidera peut-être les « traîtres à la violence » à coopérer de façon constructive, mais ce genre d’évolution ne se fait jamais dans un seul sens…

Lecture détaillée

Première partie. La prédation

  1. La guerre procure l’extase

Page 9. La représentation qu’on se fait du guerrier idéal a changé avec l’introduction des armes à feu entre le XVe et le XVIe siècles. Il se devait précédemment d’être férocement agressif. On attend désormais de lui que, sous le feu, il se montre passivement dédaigneux.

Page 10. Il n’y a pas d’instinct meurtrier. Tous les humains ont le réflexe d’éviter le danger. L’aptitude à combattre résulte d’un apprentissage. La transformation d’un jeune garçon en guerrier passe toujours par une initiation pénible.La mobilisation et le combat excitent les émotions les plus intenses, individuelles et collectives. Les esprits les plus indépendants (Gandhi et Freud par exemple, au début de la première guerre mondiale, page 14) s’y laissent prendre.Si la guerre procède de la chasse, elle n’en a pas moins une dimension religieuse (réactualisation et sacralisation de l’identité collective).

 

  1. La viande sacrée

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Page 23. À la guerre, les hommes « offrent leur vie » et font quelquefois « le sacrifice suprême ». De telles expressions montrent à quel point le lien entre guerre et religion est profond. En effet, la notion de sacrifice se trouve au cœur de toutes les religions, qu’il s’agisse de sacrifier une vie humaine ou animale, ou de s’auto-mutiler pour faire couler le sang.

Page 30. De la nourriture pour les dieux. Il semble que toutes les divinités primitives soient carnivores, ce dont on trouve trace dans toutes les mythologies, à commencer par la Bible (Jéhovah agrée le mouton sacrifié par Abel et rejette « les fruits de la terre » présentés par Caïn). Dans de très nombreux cas, le sacrifice d’animaux s’est substitué au sacrifice humain.

 

  1. La vraie marque de la Bête

« Les premiers hommes vivaient dispersés, et les villes n’existaient pas encore. C’est pourquoi ils étaient détruits par les bêtes, étant trop faibles à tous égards pour leur résister ; et leurs arts mécaniques, qui suffisaient pour leur donner de quoi vivre ne suffisaient point pour combattre les animaux ; car ils ne connaissaient pas encore l’art politique, dont celui de la guerre fait partie. Aussi ils cherchaient à se rassembler, et à se mettre en sûreté en bâtissant des villes ; mais, lorsqu’ils étaient réunis, ils se nuisaient les uns aux autres, parce que la politique leur manquait, de sorte que, se dispersant de nouveau, ils devenaient la proie des bêtes féroces. » Platon. Protagoras. 322 b. Trad. Victor Cousin.

Les grands prédateurs ont de tout temps été une menace pour les humanoïdes et l’homme, jusqu’à nos jours en Afrique et en Inde.
L’homme admire leur force, le guerrier les imite, les héros de la mythologie les vainquent.

La ville (environ 5.000 habitants) de Çatal Höyük (plaine de Konya, en Anatolie centrale), fondée vers 7.000 BC et à son apogée -6500 et -5700, est organisée pour protéger des bêtes, pas d’ennemis humains.

Inversement (page 53), les Aborigènes, qui vivent dans un environnement dépourvu de prédateurs, espacent leurs campements de 40 mètres en moyenne, contrairement aux !Kung du Kalahari qui, eux, se serrent pour mieux se défendre contre les fauves.

Hypothèse proposée par Barbara Ehrenreich : les humanoïdes ont appris à se grouper, au-delà de la famille primordiale (la femelle, ses enfants encore jeunes et le mâle dominant), pour mieux se protéger contre les prédateurs.

N.B. Mais l’on observe chez les chimpanzés qu’il leur arrive de se grouper pour la chasse.

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À Çatal Höyük, on a trouvé une figurine de terre cuite dite de la « dame aux fauves ».
On y voit naïvement une femme grasse trônant sur un siège avec accoudoirs en forme de léopards ou de lionnes. Certains y reconnaissent une déesse de la fécondité, peut-être en train d’accoucher.

Page 51. L’entrée de temples et de cités est fréquemment gardée par des représentations de bêtes féroces. Les cauchemars et jeux d’enfant mettent souvent en scène des bêtes féroces et des jeux de poursuite… Autant de marques de la peur que nous avons gardée du temps où nous étions des proies.

Page 54. Chez les babouins, les mâles se sacrifient pour défendre le groupe.

N.B.  Peut-on en déduire qu’il revient à la femelle dominante de choisir la victime à sacrifier ou le héros à envoyer au combat ? C’est ce que suggèrent les matériaux réunis par Robert Graves sur la mythologie grecque, mais aussi les observations sur les chimpanzés : c’est la femelle dominante, chez eux, qui sélectionne le mâle dominant et pas l’inverse.

 

  1. Le premier sacrifice humain

Page 59. Le groupe se libère du prédateur qui le chasse en lui sacrifiant un de ses membres. Une fois constaté que le fauve abandonne la poursuite lorsqu’il dispose d’une proie, la tribu entre dans la stratégie du sacrifice choisi.
Et quand la croyance est établie qu’il faut des sacrifices pour apaiser ceux qui ont le pouvoir de nous dévorer (les dieux), les hommes adoptent un principe de précaution : ils sacrifient préventivement et donc, bientôt, rituellement.

Pages 62 et s. Les sacrifices humains s’imposent en l’absence de gros gibier, surtout si la chasse aux victimes est assurée par la guerre (Aztèques, Dahomey), mais on peut également évoluer vers des sacrifices limités (castration et circoncision).

N.B.  La castration, énorme enjeu pour l’histoire des civilisations eurasiennes ! A peu près disparue vers 1920 seulement mais si présente avant, si enfouie dans nos cultures, si oubliée aussi parce qu’elle fait horreur et que les eunuques, évidemment, n’ont pas laissé de descendants ! L’Empire ottoman drainait en masse des esclaves noirs ; qui en Turquie peut s’en apercevoir ? [Voir aussi infra]

Page 70. Le charognard s’épargne les fatigues de la poursuite et les risque de la mise à mort. En revanche, il n’obtient sa portion qu’en luttant contre ses concurrents. Comme les chimpanzés, les humanoïdes pratiquaient la chasse mais aussi le charognage, ce qui les conduisait à négocier avec les prédateurs. Ceux-ci, dès lors, ne sont plus seulement menaçants. En assurant la chasse et la mise à mort de la proie, ils donnent également la vie et  sont vénérés comme tels (exemple des Kokuyons d’Alaska à l’égard des loups, ou des Indiens de Californie du Sud à l’égard du lion de montagne, page 72).
De tels cultes du prédateur se trouvent dans toutes les mythologies.

N.B. Plus faible que le mâle, la lionne assure la chasse et la mise à mort. Le lion s’épargne ces efforts et n’utilise sa force que pour écarter ses concurrents et s’assurer la meilleure part. Des stratégies similaires semblent avoir servi chez nos ancêtres humains ou pré-humains.

 

  1. La rébellion contre la Bête

Page 77. Elle est vécue comme une transgression. Lorsque des survivants enterrent un des leurs, ils refusent que celui-ci devienne la proie d’un charognard.

N.B. –          Se rebeller contre le Dieu-prédateur, voici le péché originel et il vaudra malheur à toute la tribu. –          La pratique de l’ensevelissement remonte à environ 100.000 ans (homme de Néandertal).

Page 78. L’ensevelissement des morts en est une des formes, l’autre option étant leur « offrande » sur une plate-forme pour vautours (Çatal Höyük, Inde).

N.B.  L’incinération est une formule intermédiaire. Le dieu ne consomme plus que le fumet du cadavre, il ne le dépèce plus.

Page 82. Il se pourrait que les premières danses rituelles aient servi de défense collective contre les prédateurs, la « musique » faite ayant pour but de les effrayer.

Page 83. « La transformation de la proie en prédateur, dans laquelle le faible se dresse contre le fort, est l’événement central de l’histoire humaine primitive. »

Page 84. « La plupart des mythes de création mettent en scène la mort violente d’un être suprême qui tue les êtres humains avant de (en vue de) les ressusciter. […] La plupart des cultures marquent par des rites d’initiation le passage du statut de proie à celui de prédateur. »

Page 85. « Dans certaines cérémonies africaines, l’épreuve centrale de l’initiation pour les mâles est la circoncision, qui est réalisée par des hommes habillés de peaux de lion ou de léopard. »

N.B. La castration est une conséquence ordinaire des guerres primitives. Les prisonniers mâles sont castrés, leurs femmes et filles assimilées. Il est arrivé à des troupes romaines vaincues d’être castrées. Grande humiliation. Impitoyables représailles. De là naquirent les premières « lois de la guerre » et, pour faire bonne mesure, l’interdit de castration s’étendit aux castrations volontaires, d’où la persécution à Rome des prêtres de Cybèle : « Et si nos enfants venaient à les imiter? » La plus grande fermeté était de rigueur. Or il y avait les Juifs, adeptes de la circoncision, une pratique sacrificielle assimilable d’autant que leur expérience chirurgicale les qualifiait également pour castrer. Ainsi fut donné le départ au premier antisémitisme qui, à ce stade, n’avait rien de chrétien.

Page 86. Les mythes d’Europe du Nord soulignent le besoin de s’identifier à une bête pour devenir un guerrier. […] Mircea Eliade : « La bête de proie figure un mode supérieur d’existence. »

Page 87. Le passage des cultures de proie aux cultures de prédation est relativement récent. Barbara Ehrenreich le date d’il y a environ 25.000 ans.

N.B. Les observations faites sur les chimpanzés et les bonobos montre que ceux-ci sont à la fois des proies pour les félins légers, de type léopard ou jaguar, des chasseurs polyvalents (d’animaux et de singes plus petits), voire des guerriers (batailles mortelles en groupe contre d’autres singes de la même espèce). On en déduit que les humanoïdes et, a fortiori, les hommes, ont toujours été à la fois proies et prédateurs.

S’il y a une nouveauté dans l’histoire humaine, elle porte donc sur le passage de la chasse (comme proie ou prédateur) à la guerre comme activité sociale paradigmatique, et sur la disparition corrélative de la crainte d’être la proie de bêtes féroces.

Telle est l’une des thèses essentielles de Barbara Ehrenreich : l’histoire humaine est moins structurée par l’évolution des moyens de production, comme le croyait Karl Marx, que par celle des moyens de destruction.

Page 87. Le passage des cultures de proie aux cultures de prédation est relativement récent. Barbara Ehrenreich le date d’il y a environ 25.000 ans.

N.B. Les observations faites sur les chimpanzés et les bonobos montre que ceux-ci sont à la fois des proies pour les félins légers, de type léopard ou jaguar, des chasseurs polyvalents (d’animaux et de singes plus petits), voire des guerriers (batailles mortelles en groupe contre d’autres singes de la même espèce). On en déduit que les humanoïdes et, a fortiori, les hommes, ont toujours été à la fois proies et prédateurs. S’il y a une nouveauté dans l’histoire humaine, elle porte donc sur le passage de la chasse (comme proie ou prédateur) à la guerre comme activité sociale paradigmatique, et sur la disparition corrélative de la crainte d’être la proie de bêtes féroces. Telle est l’une des thèses essentielles de Barbara Ehrenreich : l’histoire humaine est moins structurée par l’évolution des moyens de production, comme le croyait Karl Marx, que par celle des moyens de destruction.

Page 90. Nos peurs archaïques (serpents, araignées, rats…) montrent que l’esprit humain garde trace, sous forme d’instincts, d’expériences très lointaines.

N.B. Il se pourrait que la phobie des rats et des souris soit liée à leur fonction de charognard.

Page 94. La solidarité défensive est un des instincts que l’on doit à la sélection par les prédateurs.

N.B. On l’observe dans la plupart des espèces animales. Il serait donc antérieur à l’apparition des humanoïdes.

Page 96. L’instinct de solidarité défensive nous conduit à cesser de faire la distinction entre soi et les autres.

 

  1. Quand le prédateur était une femme

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Page 97. La Cybèle anatolienne commande les lions.
Sekhmet
est une déesse égyptienne à tête de lion.
Durga
et Kali, en Inde, chevauchent un tigre.
L’Inanna sumérienne était également appelée Labbatu, c’est-à-dire la lionne. Elle se tient souvent sur le dos de lions.
L’Astarté des Cananéens est elle aussi montée sur un lion. À Mycènes comme à Çatal Höyük, elle est flanquée par des léopards ou des lionnes. En Crète, elle joue avec eux.
Homère dit d’Artémis qu’elle est un lion.

Page 99. Chez les Aztèques, en Grèce, en Égypte et à Sumer, c’est une déesse qui préside à la chasse et aux animaux sauvages.
Le personnage d’Artémis a été adouci à l’époque classique alors que sa figure archaïque est celle d’une véritable furie. Actéon l’ayant vu nue, elle le fait déchiqueter.

Page 100. Sekhmet, la déesse lionne égyptienne, voudrait exterminer la race humaine. On ne parvient à l’en distraire qu’en lui faisant boire 7.000 jarres de bière à laquelle on a donné la couleur du sang.
Les Erinyes ou Furies sont décrites comme des serpents ou des chiennes.

N.B. La cruauté de la déesse lionne reflète-t-elle le rôle de la femelle dominante dans la horde primitive, comme le suggère Barbara Ehrenreich ou, plutôt, celui de la lionne dans la chasse ? À moins que la femelle dominante n’ait domestiqué des chiens, des hyènes, des léopards ou des lionnes ? On en a des représentations picturales mais y a-t-il des traces culturelles ? On peut également imaginer que, dans la logique de groupes qui négocient avec la bête féroce du voisinage, certaines femelles, a priori sacrifiées mais qui auraient survécu, s’étant spécialisées dans les contacts avec le monstre, en aient tiré prestige.

Page 102. On décrit fréquemment les « Vénus » paléolithiques comme étant des déesse de fertilité.
Or on n’a aucune raison de croire que les chasseurs-cueilleurs de cette époque aient eu des angoisses particulières de ce côté-là.

N.B. Les « Vénus » paléolithiques (-40.000 à – 10.000) sont hétérogènes. Les plus grasses d’entre elles (Vénus de Lespugue, de Savignano, de Monpazier, de Dolní Věstonice…) peuvent correspondre à des tribus stéatopyges, comme lesKhoïkhoï (appelés « Hottentots » par les Afrikaners). La Vénus de Willendorf (-25.000 à -22.000 ans), en revanche, est nettement obèse. Certaines d’entre elles ont été percées pour qu’on puisse les porter. La « Vénus de Hohle Fels » pourrait avoir été sculptée par une femme enceinte tentant de se représenter. Il reste qu’apparaissent au néolithique (à partir de -10.000 en Anatolie à Çatal Höyük, et à partir de -4000 à Malte) des figures d’obèses (femme avec félins dans la ville de Çatal Höyük, femmes et peut-être hommes dans les hypogées de Malte). Les figures obèses du néolithiques sont des représentations ayant une dimension publique. L’abondance qu’elles explicitent peut avoir été perçue comme un attribut direct de la communauté ou de la personne qui l’incarne, laquelle peut se trouver investie de fonctions très diverses, conjointes ou séparées : incarnation, représentation, services rituels, arbitrages, direction, organisation… Féminines ou masculines, les figures d’abondance marquées par l’obésité semblent exercer leurs fonctions sur le mode passif, qu’on les serve ou leur rende un culte.

Page 104. Les femelles humanoïdes ou humaines ont tendance à synchroniser leurs règles, dont le cycle est très proche de celui de la Lune. Or celui-ci comporte trois nuits « sans lune » c’est-à-dire sans lumière, particulièrement angoissantes lorsqu’on craint les prédateurs. Ceci pourrait expliquer le fait que la déesse archaïque soit en même temps la déesse de la Lune.

N.B. Ce raisonnement peut expliquer pourquoi la Lune est généralement féminine (mais pas toujours puisque, dans la mythologie lettone, l’astre nocturne est mâle) et, dans ce cas, pourquoi il faut invoquer la femme-Lune pour écarter les bêtes féroces.

Mais la « férocité » de la femme peut trouver sa source dans les saignées menstruelles (page 106).
En Afrique, en Nouvelle-Guinée, et chez les Aztèques, on observe de telles assimilations. Dans certains cas, le sens menstruel est expliqué par la présence de dents au sein du vagin (page 107).

Page 110. Quelque part entre le -15 000 et – 8000 ans, la raréfaction des grands troupeaux de gibiers a modifié les techniques de chasse. On a dû abandonner la battue en groupe (femmes incluses) au profit du pistage avec arc, flèche, javelot, poignard et fronde. Cette forme de chasse est devenue le monopole des hommes pour des questions de disponibilité (elle oblige à s’éloigner longtemps du reste de la troupe) et, peut-être, de force physique.

N.B. a) Les restes (humanoïdes, faune, industrie lithique) trouvés dans la gorge d’Olduvai (Serengeti en Tanzanie, à proximité du Kenya, dans l’aire de conservation du Ngorongoro) ont entre 1,8 million d’années et 400.000 ans. On estime que la tradition de la pierre taillée remonte à 2,6 millions d’années. On a la preuve d’abattage et de découpe d’éléphants il y a 1,8 millions d’années sur le site dit « Frida Leakey Korongo Nord ». b) Les femelles chimpanzés et bonobos participent à la chasse collective. Il y a tout lieu de penser que c’était le cas pour les humanoïdes.

L’argument selon lequel l’abandon de la battue au profit du pistage, concomitant au développement des armes de jet, aurait mis les hommes en position dominante, est donc recevable.
Il en résulte également que la pratique de la guerre peut se généraliser, de même que le rapt des femmes, lesquelles deviennent alors des proies.
Le patriarcat se met en place, sans que cela signifie pour autant que l’organisation précédente ait été symétrique. Le « matriarcat » observé chez les bonobos est nettement plus coopératif que le « patriarcat » observé chez les chimpanzés.

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Deuxième partie. La guerre

 

  1. Un sport viril

Page 121. Le néolithique voit disparaître les grands troupeaux, en même temps que se développent l’agriculture et les armes de chasse ou de guerre. Du coup, les méthodes de chasse collective qui étaient utilisées contre les animaux sont maintenant transposées à la guerre (contre d’autres tribus ou villages).

Page 123. La transformation du chasseur en guerrier devient, pour l’homme, le moyen de préserver ou promouvoir son statut, quitte à exercer un chantage à la protection.

Page 130. Si la guerre a transformé des hommes en prédateurs, elle a également tendu à faire des femmes des esclaves, des prises de guerre tout autant que les réserves de grain et le bétail.

Page 130. À partir du moment où la capture de femmes se généralise, toute épouse peut voir son mari revenir de guerre avec des captives séduisantes qui vont la concurrencer.
Le fait de traiter les femmes comme du butin incite les hommes à la misogynie.
Enfin, sachant que l’on tue les hommes de la tribu vaincue mais que l’on préserve ses femmes, ces dernières sont dans la tribu élargie les seules représentantes de l’ennemi, ce qui tend à faire de la femme un autre dangereux.

Page 131. Il y a entre la virilité et la guerre une logique circulaire : les hommes font la guerre parce que la guerre fait les hommes. 

 

  1. Terribles symétries

Page 134. La guerre s’impose. Soit on l’adopte, ce qui donne une chance de survivre, soit on la refuse et l’on disparaît. De toutes les formes de mimétisme, elle est la plus contraignante (page 137) et tend, inlassablement, à se généraliser.

N.B. Il y a trois options face à un comportement conflictuel : combattre, fuir ou se cacher. Ramenons ces options à deux : combattre ou fuir. Tant que le conflit n’implique que deux individus, la fuite est presque toujours possible. Ce n’est plus le cas lorsque l’agressé fait partie d’un groupe. Il ne peut fuir alors qu’en faisant défection. Cette solution ne peut être généralisée qu’à condition d’élaborer des stratégies collectives de défection. Étant donné la pression morale qui s’exerce pour maintenir les solidarités nécessaires aux hiérarchies et à la guerre, les stratégies collectives de défection ont toujours été présentées sous un angle moral : objection de conscience, désobéissance civile, etc. Leur réinvention est en cours à l’ère de la communication électronique. Il est cependant difficile de s’absenter d’un endroit sans s’installer dans un autre où il aura fallu, au préalable, émigrer. À part les nomades, les stratégies de défection concernent donc prioritairement les laissés-pour-compte des élites : ceux qui ont à la fois les moyens d’organiser leur émigration et qui jouissent d’une valeur propre suffisante pour trouver à s’employer dans leur terre d’élection. Nombre des « inventeurs » du monachisme occidental avaient ce profil.

Page 138. Face à des ennemis non-humains, il est pertinent de répliquer : l’animal, dans la plupart des cas, ne contre-attaque pas. Face à un ennemi humain, en revanche, cette stratégie peut conduire à une escalade illimitée.

Page 143. Contrairement à ce que croyait Karl Marx, ce sont moins les moyens de production qui structurent les sociétés humaines que les moyens de destruction, lesquels ont pour l’essentiel favorisé les guerriers. L’utilisation d’armes de métal, puis d’armes industrielles, a conduit à une division des tâches inusitée jusque-là. Des organisations différentes sont cependant possibles. Les Grecs étaient regroupés en cités qui combattaient en phalanges, tandis que les Perses, organisés en empire, utilisaient abondamment les éléphants, les chars et les grands nombres. Etc. 

 

  1. L’élite guerrière

Page 144. La féodalité est cette forme d’organisation sociale qui tend à produire une caste de cavaliers armés d’épées et de lances.

Il faut noter ici la différence entre le système féodal tel qu’il a été développé en Europe de l’Ouest et au Japon, et les hordes de cavaliers-archers qui ont prévalu dans les steppes asiatiques.

Comme la cité antique, le système féodal est enraciné dans une terre et repose, économiquement, sur l’agriculture. Il conduit à une division des tâches entre guerriers (citoyens ou chevaliers) et producteurs (esclaves ou serfs).

Mais le nomadisme est également possible. Celui-ci prélève son tribut en passant et n’a donc pas à se préoccuper de maintenir et contrôler un groupe de producteurs. C’est le fonctionnement de la horde asiatique, laquelle joue sur le nombre et la vitesse et se compose essentiellement de cavaliers-archers.

Les féodaux ont, aussi longtemps qu’ils le pouvaient, refusé la technologie de l’arc et de la flèche car elle privilégiait le combat à distance et le jeu de de grands nombres incompatibles avec leur statut. De même, leur adoption de l’arme à feu s’est faite par castes avec, au-dessus, les conquérants et, au-dessous, les peuples conquis.

Sauf extermination, de tels affrontements conduisent à la coexistence entre vaincus et vainqueurs, « races » perdantes et races « supérieures ».
Cela s’est produit un peu partout. Les Messéniens auront ainsi été subjugués par les Spartiates, les Israélites par les Égyptiens, les Gaulois par les Romains, puis par les Francs, les agriculteurs africains par les pasteurs « hamitiques », les Saxons par les Normands, les Baltes par les chevaliers et colons « teutoniques », etc.

Page 150. Une élite militaire ne peut se maintenir sans constituer et transmettre une histoire. Elle est donc à l’origine de récits épiques, de rites de commémoration et développe des mythes d’appartenance ou de filiation qui la libèrent des femmes. Elle n’est plus désormais composée d’hommes ordinaires mais de « nobles » (guerriers).

Page 153. La transposition de ce raisonnement à des armées nationales a impliqué la construction de mythologies « racistes » établissant la « noblesse » d’un peuple par rapport à l’autre, c’est-à-dire sa vocation à le subjuguer. C’est notamment la raison d’être des théories aryennes sur lesquelles le troisième Reich s’est fondé.

Page 154. Dans la pièce d’Eschyle : les Euménides, celles-ci poursuivent Oreste pour le meurtre de sa mère Clytemnestre, laquelle a été complice du meurtre de son père, Agamemnon. Apollon et Athéna, qui représentent la nouvelle génération de dieux, se mettent alors d’accord sur le fait que le père est le seul véritable parent, la mère étant un simple véhicule de la semence paternelle.

Voici deux traductions de la déclaration d’Apollon… « Ce n’est pas la mère qui engendre celui qu’on nomme son fils ; elle n’est que la nourrice du germe récent. C’est celui qui agit qui engendre. La mère reçoit ce germe, et elle le conserve, s’il plaît aux dieux. Voici la preuve de mes paroles : on peut être père sans qu’il y ait de mère. La fille de Zeus olympien m’en est ici témoin. Elle n’a point été nourrie dans les ténèbres de la matrice, car aucune déesse n’aurait pu produire un tel enfant. » Les Euménides. Traduction Leconte de Lisle. v. 657 et s.
Apollon  « Je dis encore ceci dont vous comprendrez la justesse. Une mère n’est pas l’enfant de son prétendu fils, elle est la nourrice d’un germe dans son sein. Le saillissant engendre et, en étrangère, elle garde le rejeton pour cet étranger, à moins qu’un Dieu ne les frustre. Je vais en donner pour preuve qu’on peut devenir père sans qu’il y ait de mère. En témoigne ici cette fille de Zeus olympien qui n’a pas été nourrie dans la nuit d’un ventre ; aucune déesse n’enfanterait pareille fille. » Bibl. de la Pléiade. Tragiques grecs. Eschyle – Sophocle. Les Euménides. Trad. Jean Grosjean. p. 396. Apollon

On voit de la même manière, dans la Bible, de longues généalogies ne faisant aux femmes qu’une place occasionnelle.

Page 156. Dans les sociétés à culture de guerre, la méfiance à l’égard des femmes est intensifiée par l’exogamie. Les femmes, en effet, proviennent de groupes étrangers, voire ennemis. On a donc toute raison de se méfier d’elles.

L’initiation du jeune guerrier, où l’adoubement du chevalier, prend alors la forme d’une renaissance exclusivement due aux mâles et ainsi libérée du risque de trahison que les femmes induisent.

N.B. Le culte de la Vierge Marie à l’époque médiévale tend à substituer celle-ci à la mère biologique. Or cette Vierge n’est que réceptacle d’une semence divine qui, dans sa toute-puissance, aurait pu se passer d’elle. Le culte de la Vierge vient ainsi en contrefort de la primauté de la lignée paternelle.

 

  1. La sacralisation de la guerre

Page 161. Le goût des humains pour la destruction peut être désintéressé. On en trouve la preuve dans la quantité de butin que l’on a retrouvé au fond des tourbières danoises, conformément à ce que Tacite nous rapporte de la façon dont les tribus celtes massacraient leurs ennemis.

N.B. Il y a là une pratique analogue au potlach. Ce désintéressement tend à manifester la supériorité du vainqueur sur l’ennemi vaincu, dont l’indignité est ainsi affirmée. On retrouve ici l’une des significations primitives de la « fleur de lys ». Cette plante féconde, déclarée être « la reine des fleurs », fut, au temps des croisades, identifiée avec la Vierge Marie transformée en déesse de la guerre. C’était revenir à une tradition des peuples du Nord, évoquée par Tacite : le Lys désignait alors le chemin des marais où les Germains faisaient périr les ennemis qu’ils jugeaient indignes d’un véritable combat.

Page 164. Le passage à une société dominée par les marchands nécessite l’abandon des sacrifices animaux à grande échelle que l’on pratiquait jusque-là. Il ne s’agit plus prioritairement d’apaiser un ou des dieux conçus comme dérivant de la bête féroce mais de mettre en avant les valeurs d’honnêteté, de fiabilité et de rationalité qui sont nécessaires au commerce. Telle est l’évolution des grands courants religieux à partir du cinquième siècle (Bouddhisme). Elle donne naissance au Christianisme, puis à l’Islam, lequel a été fondé comme l’on sait par un marchand : Mahomet.

N.B. Si, comme on l’a vu, les moyens de destruction structurent les sociétés humaines plus profondément que les moyens de production, tout passage d’une organisation sociale à une autre est corrélé à un changement de risque dominant. Le passage de la Horde à la Cité va ainsi de pair avec une prévalence de l’ennemi humain sur la bête féroce dans l’échelle des dangers. Toute culture citadine, c’est-à-dire toute « civilisation« , est donc, à sa racine, une culture de guerre, forme évoluée des systèmes sacrificiels de la horde. Et, comme la peur engendre la peur, qui affaiblit, cette culture s’efforce de montrer surtout ce qui rassure : la production plutôt que la destruction, le commerce plutôt que la guerre, la richesse plutôt que le dénuement. En vérité, cette « société dominée par les marchands » l’est par les guerriers dont les marchands ne sont que les agents. La « globalisation » pourrait être une alternative à la « civilisation« dans la mesure où elle résulterait de la prééminence d’un nouveau danger : celui qu’engendrent nos interactions à l’échelle du globe.

Page 168. L’église chrétienne ne peut survivre au cinquième siècle, dans le contexte de la chute de Rome, en tendant l’autre joue. Saint Augustin met donc au point le principe de la « guerre juste » c’est-à-dire de la guerre défensive décidée par une autorité légitime. Il est dès lors à nouveau possible de sacraliser la guerre et de militariser l’Église ce qui, pour la première fois, réunit sous la houlette d’une religion unique la caste des guerriers et celle des producteurs, les dominants et les dominés, les chevaliers et les serfs.
L’unification militaire du peuple chrétien rend désormais possible la croisade.
Et lorsque la généralisation des armes à feu, produites industriellement, ouvrira l’activité militaire à des non-professionnels, l’idéologie chrétienne se mettra au service du nationalisme pour donner une âme à la conscription nationale.

Page 172. Les armées d’esclaves – prisonniers de guerre (Janissaires, Mameloucks….) ont joué dans l’Islam le rôle des mercenaires dans la chrétienté. Il s’agissait pour le souverain de disposer de forces indépendantes de la logique tribale ou féodale.

N.B. Le même raisonnement a conduit nos rois à s’appuyer sur les clercs, puis à promouvoir des roturiers « méritants », c’est-à-dire compétents et fidèles. La République a pris leur suite en se dotant de corps de « fonctionnaires ». Il est vrai que, sous le nom de « régime républicain », on ne désigne rien d’autre aujourd’hui qu’une monarchie tournante appuyée sur une aristocratie élective.

 

  1. Les armes à feu et la démocratisation de la gloire

Page 178. La chevalerie féodale a longtemps vécu dans l’ignorance volontaire de la puissance des groupes d’archers, ainsi que l’illustrent les défaites françaises contre les archers anglais à Crécy, Poitiers et Azincourt.
Les succès de Jeanne d’Arc, la paysanne, se comprennent mieux lorsqu’on réalise qu’elle fut l’une des premières à utiliser systématiquement l’artillerie.

Page 179. Les élites guerrières ont toujours deux objectifs : remporter la bataille et garder leur statut. Cette deuxième exigence leur a fait longtemps écarter les innovations de la guerre à distance et en masse. Elles s’y sont finalement adaptées en mettant au point des techniques qui tendaient à manier les grands groupes de soldats comme s’il s’agissait d’une arme unique. Pour y arriver, il fallait que l’individu craigne davantage ses chefs que l’ennemi et que l’armée dans son ensemble fonctionne comme une horloge. Le courage, dès lors, se transformait en fatalisme : « La discipline fait la force des armées »… et, plus encore, celles des chefs !

Page 184. L’inconvénient de ce mode de fonctionnement est qu’il poussait à la désertion. Des corps spécialisés (les hussards de l’armée prussienne) ont donc été inventés pour y parer (page 188).

Page 186. Au cours de la guerre d’indépendance américaine, on a pu faire la preuve, face aux Anglais, de l’efficacité des techniques de commando que les Américains avaient empruntées aux Indiens. Les armées de la Révolution française en tireront les conséquences. Il sera maintenant demandé aux soldats de viser.

Page 191. La mobilisation de la nation en armes suppose que l’on étende à l’ensemble des conscrits les rites et la symbolique de la caste guerrière. Le drapeau tient désormais lieu de blason, la gloire d’honneur, les médailles de titres de noblesse, le régiment de filiation.

 

  1. Un bestiaire imaginaire

Bloodrites12-Oh_what_a_lovely_warPage 200. La nation se définit par les guerres qu’elle a menées. Les Serbes se réfèrent ainsi à la bataille de Kosovo en 1389 ; les Américains à Lexington et Bunker Hill ; les Français à Marengo, Austerlitz et Iéna ; les Anglais à Trafalgar, qui a pris au XIXe siècle la place qu’occupaient précédemment Crécy et Azincourt ; la Russie à 1812 ; l’Italie à Garibaldi et à la Marche des 1000…

Page 201. La bataille de référence peut même être une défaite, comme le montre le rôle joué par la campagne de Gallipoli pour le nationalisme australien.

Page 202 et s. La nation étant un organisme collectif défini par la guerre, celle-ci lui est périodiquement nécessaire pour se revitaliser. Étant donné que l’on parle alors de « sacrifice suprême », il est évident que la nation entière a pris la place du dieu prédateur ou de la déesse lionne. C’est ce que symbolisent si souvent les prédateurs qui illustrent les armes nationales (les aigles américains, allemands, mexicain, polonais, espagnol et russe ; les lions britannique, tchèque, finlandais, kényan, hollandais, norvégien et iranien ; le faucon égyptien et, même, la Marianne française, laquelle a pris la place de déesse de la guerre occupée précédemment par la Vierge Marie (la France n’est-elle pas « la fille aînée de l’Eglise » ?), ultime avatar des déesses prédatrices de l’époque préhistorique.

 

  1. Trois cultes guerriers

Page 205. Le nationalisme a toutes les caractéristiques d’une religion, à ceci près qu’elle est fondée sur l’État et non pas sur l’Église.

Page 206. 15 % des morts de la première guerre mondiale étaient des civils. Cette proportion est montée à 65 % au cours de la seconde guerre mondiale, y compris les victimes de l’holocauste. C’est une des conséquences de l’industrialisation de la guerre : il n’y a plus de civils innocents et toute guerre prend un caractère génocidaire.

Page 208. La nationalisation de la guerre n’est pas directement compatible avec les religions universalistes telles que le christianisme et le bouddhisme. D’où la tendance, dans les pays militaristes, à régresser vers des formes religieuses antérieures : le paganisme nordique pour les nazis, le shintoïsme pour le Japon et l’Ancien Testament pour les États-Unis.

Page 210. Élevé dans le catholicisme, Hitler a transposé au nazisme une partie de son système idéologique et de ses rites : grandes célébrations collectives, invocation du chef mis en position de Messie, force dévouée des SS en place des Jésuites, etc.
À la suite de Guido von List, qui se référait au Germania de Tacite, Hitler estimait que la christianisation avait été un désastre pour le peuple allemand.

N.B. Quelle naïveté que ce « Reich de mille ans » ! C’est pourtant évident : nul ne peut espérer construire sur des idées qui conduisent au désastre. Trivial, n’est-ce pas ? Mais rares sont les penseurs, les hommes politiques et les peuples qui le prennent au sérieux et en tirent toutes les conséquences. Il est vrai… – qu’il y a et y aura toujours des suicidaires, des impatients au bout de tout ; – que guerres et crises les multiplient ; – qu’ils étaient nombreux dans l’Allemagne des années Trente ; – qu’ils poussent en ce moment même un peu partout, en chaque endroit où règnent violence et injustice. C’est pourquoi les doctrines auto-destructrices ne mourront jamais. Comme les feux de garrigue, elles s’élèvent quand la terre est trop sèche, jusqu’à ce qu’elles aient brûlé tout ce qui est à portée. Chez les désespérés, les desséchés de la frustration, de l’ennui et de la morosité, c’est l’espoir qui prend feu. La plus absurde proposition semble une aventure à tenter : autant tout jouer puisqu’on en est à tout perdre. Il n’y a pas, dans notre monde, que ces feux de paille ici et là La terre humaine est sèche et c’est plus grave que nous croyons.

Page 211. La sensibilité et la pensée de Hitler ont été formées dans les tranchées, dans un régiment qui a perdu plus de 100 % de ses effectifs. Cette expérience ouvrait la voie à l’idée d’extermination. La guerre de 14-18 avait montré que des politiques d’extermination étaient possibles et qu’on pouvait les légitimer.

Page 212. Hitler s’identifiait au loup. Depuis son enfance, il pensait que son nom procédait du haut-allemand « Athalwolf », soit « noble loup ». Il s’était fait appeler « Loup » par une de ses petites amies (Mimi Reiter), parlait des SS comme de sa « horde de loups » et il avait baptisé « Wolf » son chien loup.
Il s’agissait donc bien pour lui de s’établir comme prédateur, sur le modèle de la bête féroce.

Page 214. Au Japon, le shintoïsme populaire a été préféré au bouddhisme élitiste des samouraïs pour entraîner la nation dans une série de rites lui donnant le sentiment de son existence. Il avait notamment l’avantage qu’on pouvait le présenter, non comme une religion, mais comme une manifestation ancestrale représentative de l’esprit national. La propagande l’orientera systématiquement vers le sacrifice pour l’empereur.

Page 216 et s. On ne parle pas, aux USA, de « nationalisme » mais de « patriotisme », lequel s’ancre dans le culte du drapeau et l’invocation du Dieu de l’Ancien Testament, dévoué à la défense de la « nation américaine » identifiée au « peuple élu », d’où la tendance des États-Unis au sionisme.
Ce « patriotisme » a multiplié les références à Dieu à mesure qu’on s’enfonçait dans la guerre froide contre l’ennemi soviétique.

 

  1. L’évolution de la guerre au vingtième siècle

Page 226. Il y a eu 160 guerres depuis la deuxième guerre mondiale et, en 1994, elles avaient causé la mort de 22 millions de personnes.

Page 227. Lors de guerres dites « à faible intensité » telles que celles qui ont eu lieu en Côte d’Ivoire, au Soudan, au Libéria, au Timor oriental et dans l’ancienne Yougoslavie, 90% des morts sont des civils.
Ceci est rendu possible par l’apparition d’un marché international des armes et de l’entraînement militaire.

Page 228. Hollywood a fourni, avec Rambo, une figure de « héros militaire pour tous » à laquelle se réfèrent aussi bien des soldats russes en Tchétchénie, des milices américaines d’extrême droite et des cadres qui consacrent leurs week-end à des simulations militaires au paint-ball.

Page 230. En même temps que la guerre s’automatise et fait potentiellement appel à des effectifs de plus en plus importants, sans distinguer entre civils et militaires, la différenciation sexuelle par la guerre perd de sa pertinence et il est de plus en plus demandé aux femme d’adopter une posture virile (dure et toujours prête au combat).

Page 232. La guerre est un « meme » (Richard Dawkins) contagieux, auto-reproducteur, comme le marché, dont la diffusion est fonction de sa capacité à s’imposer, sans rapport avec les intérêts de l’humanité.

Page 239. L’auteur conclut sur la nécessité de faire la guerre à la guerre, en soulignant que le militantisme suscite des émotions d’une intensité équivalente. Elle note le risque de mimétisme entre l’activiste pacifiste et le militariste.

N.B. La seule façon d’éviter ce mimétisme est de répondre à la guerre par la fuite. Il s’agit de penser et d’organiser la défection en masse par rapport aux organismes susceptibles de porter la guerre.

Postface

Page 246. Plus la guerre est technologiquement évoluée, plus le ratio fonctions de support / combattants est élevé.

Page 248. Les USA disposent d’un réseau de 700 bases militaires.

Page 248. L’État-Providence est largement né de la guerre. Dans la Prusse de Bismarck, il s’agissait de soutenir l’économie et la natalité. Aux États-Unis, l’État-Providence s’est pour la première fois manifesté sous forme de pension aux veuves de la guerre de Sécession. Le système britannique de sécurité sociale est né de la deuxième guerre mondiale. Dans bien des cas, l’armée est une alternative au chômage.

Page 249. À l’occasion de la première guerre mondiale, aux USA, 33% des conscrits furent écartés parce qu’inaptes physiquement. En 2010, 75% des Américains entre 17 et 24 ans sont inaptes au service militaire parce qu’ils n’ont pas le niveau du secondaire, qu’ils ont un casier judiciaire ou qu’ils sont physiquement inaptes. D’où un recours accru aux mercenaires et aux robots.

[15 juin 2011, première publication]

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