La présente pandémie du point de vue d’Ivan Illich

Interprète autorisé d’Ivan Illich (1926-2002), David Cayley a publié le 8 avril 2020 un article intitulé : « Questions about the current pandemic from the point of view of Ivan Illich .

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Il s’agit là d’un essai puissant, nuancé, profond, riche et novateur : il desserre les nœuds coulants conceptuels qui nous étranglent et nous attachent « aux systèmes » du moment, ceux qui nous ont conduit à la crise.

Les quelques limites de ce texte sont largement imputables à sa date de publication : on en savait moins le 8 avril qu’aujourd’hui.
Peu importe. Il ne s’agissait pas pour l’auteur de définir ce qu’il fallait faire dans tel ou tel pays, à tel ou tel instant, mais de proposer une réflexion à long terme sur les concepts qui prédéterminent nos réactions face à la pandémie.

Illich fait deux critiques à la modernité telle que nous la connaissons…

La science comme faux dieu

Il n’y a pas une mais des sciences.
Chacune a ses limitations et aucune n’a une vision d’ensemble des choix auxquels les hommes se confrontent.
Abdiquer les choix qui nous reviennent, moraux (personnels et interpersonnels) et politiques (collectifs), devant « la science », « l’expertise » ou « la technique », c’est faire de ces sciences des faux dieux.

L’idolâtrie de la vie

La prolonger et la préserver à tout prix, dans le refus de la souffrance, c’est faire prévaloir l’abstraction chiffrée sur l’existence réelle, ôter toute signification personnelle à la mort et, politiquement, réduire les citoyens à des ressources statistiquement mesurables qu’il faut contrôler.

On n’est pas obligé d’être chrétien

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Ivan Illich était, non seulement chrétien mais prêtre. Il se référait donc à « Dieu » et au « Christ » comme entité supra humaine créatrice et fraternelle. Cet a priori a déclenché le long mouvement de résistance idéologique qui l’a fait connaître.
Il n’est cependant pas nécessaire de recourir à des affirmations dogmatiques de cet ordre pour soutenir des positions proches des siennes.

Nul besoin d’évoquer les dieux, vrais et faux, pour reconnaître l’absurdité de nos prétentions…

  • à une rationalité absolue même si nos gouvernants font de leur mieux pour y prétendre (quitte à se cacher derrière des scientifiques patentés) et, dans ce but, tordent les faits, harcelés qu’ils sont par la meute des médias et des corrupteurs concurrents ;
  • sentimentales à des sollicitudes aussi anonymes qu’universelles, sources de grandes émotions vite oubliées et bornées par des interdits sans correspondance avec les moyens mobilisés (lits d’hôpital, EHPAD…).

Alors, que faire ?

Dans chaque domaine d’action, identifier les seuils de contre-productivité, pour arrêter l’effort parce qu’on le croit suffisant, ou pour le réinventer en vue d’inclure la part exclue qui produit l’effet en retour.

De tels seuils, en bien des dimensions de l’action collective (confinements de masse compris), nous les avons franchis.

Pourquoi ?

Peut-être parce que, près de 50 ans après la publication de « La Convivialité » (Tools for Conviviality, 1973), nous n’avons pas pris au sérieux la déclaration fondatrice d’Ivan Illich dès l’introduction de son célèbre ouvrage :
« J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. »

Mais , par son actualité, cette page vaut d’être citée plus largement.
Si l’on veut…

« dessiner les contours théoriques d’une société à venir qui ne soit pas hyper-industrielle, il nous faut reconnaître l’existence d’échelles et de limites naturelles. L’équilibre de la vie se déploie dans plusieurs dimensions ; fragile et complexe, il ne transgresse pas certaines bornes. Il y a certains seuils à ne pas franchir. Il nous faut reconnaître que l’esclavage humain n’a pas été aboli par la machine, mais en a reçu figure nouvelle. Car, passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote. Passé un certain seuil, la société devient une école, un hôpital, une prison. Alors commence le grand enfermement. Il importe de repérer précisément où se trouve, pour chaque composante de l’équilibre global, ce seuil critique. Alors il sera possible d’articuler de façon nouvelle la triade millénaire de l’homme, de l’outil et de la société. J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil.
Je suis conscient d’introduire un mot nouveau dans l’usage courant de la langue. Je fonde ma force sur le recours au précédent. Le père de ce vocable est Brillat-Savarin, dans sa Physiologie du goût : Méditations sur la gastronomie transcendantale. À moi de préciser, toutefois, que, dans l’acception quelque peu nouvelle que je confère au qualificatif, c’est l’outil qui est convivial et non l’homme.
L’homme qui trouve sa joie et son équilibre dans l’emploi de l’outil convivial, je l’appelle austère. Il connaît ce que l’espagnol nomme la convivencialidad, il vit dans ce que l’allemand décrit comme la Mitmenschlichkeit. Car l’austérité n’a pas vertu d’isolation ou de clôture sur soi. Pour Aristote comme pour Thomas d’Aquin, elle est ce qui fonde l’amitié. En traitant du jeu ordonné et créateur, Thomas définit l’austérité comme une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle. L’austérité fait partie d’une vertu plus fragile qui la dépasse et qui l’englobe : c’est la joie, l’eutrapelia, l’amitié.

Ivan Illich. La Convivialité (1973). Introduction

N.B. On voit ici que l’anti-utilitarisme des Convivialistes procède plus du MAUSS (Mouvement Anti Utilitariste en Sciences Sociales) que du Convivialisme d’Ivan Illich. C’est à l’instrumentalisation industrielle que celui-ci s’oppose, au monopole du mode industriel de production en annonçant que « au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction ».
Ce qu’il ambitionnait était « une théorie générale de l’industrialisation » grâce à laquelle on pourrait enfin limiter « le pouvoir de l’outil » et « inventer les formes et les rythmes d’un mode de production postindustrielle et d’un nouveau monde social […]. Un tel monde serait « nouveau » dans la mesure où, au lieu de faire de l’homme « l’accessoire de la méga-machine, un rouage de la bureaucratie », il accroîtrait «le pouvoir et le savoir de chacun et lui permettrait d’exercer sa créativité à seule charge de ne pas empiéter sur ce même pouvoir chez autrui ».
En ce sens, David Graeber est plus proche d’Ivan Illich qu’Alain Caillé.

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